George Sand
été notées dans un souvenir exact ! Comme tous ces détails d'intérieur sont rendus ! Comme on sent peser lourdement sur chacun des acteurs le poids d'une soirée d'automne pluvieuse qui a suivi une journée plus monotone encore ! Ce vieux salon, meublé dans le goût Louis XV, que le colonel Delmare arpente avec la gravité saccadée de sa mauvaise humeur, cette jeune créole, toute fluette, toute pâle, Indiana, enfoncée sous le manteau de la cheminée, le coude appuyé sur son genou, dans sa première attitude de tristesse non encore révoltée, mais prête à l'être au premier signal de la passion ; en face d'elle, ce Ralph, fixe et pétrifié, comme s'il craignait de déranger l'immobilité de la scène, de même que dans tout le roman il craindra de troubler les événements par sa modeste personnalité, jusqu'à ce que les événements lui imposent un rôle d'héroïsme qui le trouvera prêt : n'y a-t-il pas dans chacun de ces traits comme une expérience personnelle, une impression de vie réelle, une préparation des destinées qui vont s'accomplir ? Combien elle est curieuse aussi, dans une autre oeuvre, voisine de celle-ci par la date, la psychologie d'André, avec cette sensibilité naïve, emportée en dedans, craintive au dehors, avec cette tendresse de coeur qui le rendait presque repentant devant les reproches, même injustes !
Ce sont là d'admirables études de caractères. L'insurmontable langueur de ce personnage, cette inertie triste et molle, l'effroi des récriminations, cette avidité vague et fébrile de l'inconnu, tout cela ne fait-il pas de lui la victime inévitable du conflit qui va briser sa vie entre le marquis de Morand, son père, un tyran sans mauvaise humeur, un joyeux et loyal butor, et sa maîtresse, Geneviève, une pauvre fleuriste qui prendra tout ce coeur déshérité et qui mourra de cet amour !
Pas une page ici, pas une ligne qui ne soit du roman expérimental, sauf la poésie, qui transfigure tout, même l'analyse, même l'observation. Nous pourrions faire la même enquête, qui nous donnerait le même résultat, jusqu'à Jean de la Roche, jusqu'au Marquis de Villemer, en insistant sur ce trait que les situations données et les caractères indiqués sont presque toujours pris dans la réalité la mieux observée, et que ce n'est que dans la suite et sous la pression d'une imagination qui ne se contient plus que les caractères s'altèrent, se déforment ou s'idéalisent à l'excès.
Il y a un de ses romans surtout, dont elle dit elle-même «qu'il est un livre tout d'analyse et de méditation», et qui m'a semblé se détacher en relief sur l'ensemble de son oeuvre, comme une des plus fortes études qui aient jamais été faites sur une des formes maladives de l'amour, la jalousie ; je veux parler de Lucrezia Floriani. Il importe peu que ce soit un chapitre de psychologie intime, où les personnages réels du drame de sa vie peuvent se reconnaître eux-mêmes sous des noms nouveaux.
Il importe moins encore que George Sand se soit faiblement défendue d'avoir voulu faire dans ce roman des portraits très exacts [«On a prétendu que, dans ce roman, j'avais peint le caractère de Chopin avec une grande exactitude sous le nom du prince Karoll. On s'est trompé, parce que l'on a cru reconnaître quelques-uns de ses traits, et, procédant par ce système, trop commode pour être sûr, on s'est fourvoyé de bonne foi.» (Histoire de ma vie, t. X, p. 231.)].
Ce qui importe, c'est l'exactitude de la peinture morale qu'elle nous a donnée, quel que soit l'exemplaire vivant où elle en a pris les traits.
Le point de départ, ce fut un de ces amours réputés impossibles et qui sont précisément ceux qui éclatent avec le plus de violence. «Comment le prince Karoll, cet homme si beau, si jeune, si chaste, si pieux, si poétique, si fervent et si recherché dans toutes ses pensées, dans toutes ses affections, dans toute sa conduite, tomba-t-il, inopinément et sans combat, sous l'empire d'une femme usée par tant de passions, désabusée de tant de choses, sceptique et rebelle à l'égard de celles qu'il respectait le plus, crédule jusqu'au fanatisme à l'égard de celles qu'il avait toujours niées, et qu'il devait nier toujours ?» Ce fut, en effet, un terrible malentendu ; le châtiment ne se fit pas attendre. À peine la destinée de cet invraisemblable amour s'est-elle accomplie, l'imagination du prince Karoll s'excite sur toutes les circonstances de la
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