Gisors et l'énigme des Templiers
1160,
bénéficiant de dons innombrables, patronnés par les plus hauts dignitaires de
l’Église, justifiés par Bernard de Clairvaux – qui a
été le véritable maître de la Chrétienté de la première moitié du siècle –, les
ex-pauvres Chevaliers du Christ sont au sommet de leur puissance : ils
constituent une force redoutable, dotée d’une hiérarchie efficace, et qui agit
sur le terrain sans tenir compte des frontières ou des domaines seigneuriaux.
C’est une force internationale , et, répétons-le, au
service exclusif de la Papauté.
Nécessaire pour assurer le bon fonctionnement de la
Croisade, nécessaire pour réaliser les transports de fonds entre l’Europe et la
Palestine, nécessaire pour gérer certains trésors royaux ou princiers,
nécessaires pour prêter des fonds à une époque où l’usure était interdite –
mais tolérée de la part des Juifs, ces mécréants ! –, nécessaire pour
établir des contacts entre peuples divers, l’Ordre du Temple est sollicité par
tout le monde, soit pour régler des litiges, soit pour négocier des traités,
soit pour servir de médiateur. Or, ce n’est pas un secret : la Normandie,
qui compte déjà d’importants établissements templiers, est un pays riche, en
même temps que ce qu’on appellerait aujourd’hui un « État tampon ».
L’intérêt du Temple, donc de la Papauté, est de s’y implanter solidement afin
d’y jouer un rôle prépondérant. Pour cela, il faut ménager une
« balance » entre les deux compétiteurs de la Normandie, la France et
l’Angleterre, de façon à soutirer le maximum d’avantages des Français et des
Anglais. Or, la remise du Vexin aux Anglais affaiblit le roi de France et
décourage de sa part d’éventuelles convoitises. Il suffit de conseiller au roi
d’Angleterre de profiter de sa possession sans en abuser : sinon, la
balance pourrait pencher du côté français. Ce système renforce l’autonomie de la
Normandie. C’est de la haute politique, et c’est ce qui se passera au XIX e siècle quand sera créé le royaume de Belgique.
Ainsi donc, Gisors est maintenant aux mains d’Henry
Plantagenêt. Il fait aménager la forteresse, et les travaux durent jusque vers
1184. En 1169, Thomas Becket, ancien chancelier du royaume d’Angleterre, qui
vit retiré à l’abbaye de Pontigny depuis sa brouille avec Henry Plantagenêt,
fait halte à Gisors. Louis VII l’a, semble-t-il, réconcilié avec son roi,
et il lui a demandé de reprendre sa charge d’archevêque-primat d’Angleterre et
de Normandie, à Cantorbéry. On sait que le malheureux Thomas périra sur les
marches de l’autel, assassiné sur des ordres sans doute mal interprétés d’Henry II.
Thomas Becket sera canonisé, et dans le donjon de Gisors, les ruines d’une
chapelle édifiée en son honneur sont encore visibles. Mais, lors de son séjour
à Gisors, Thomas Becket aurait rencontré un Templier influent du nom de Jean de
Gisors, avec lequel il aurait eu de nombreuses conversations. Comme on ignore
ce qu’ils se sont dit, certains n’ont pas manqué de broder sur une possible
entente entre le primat de Cantorbéry et l’Ordre du Temple. Mais aucune
conclusion ne peut être tirée de cet événement, déjà suspect en lui-même, n’en
déplaise à ceux qui voient dans ce Jean de Gisors l’artisan d’une rupture au
sein de l’Ordre du Temple, qui aurait eu lieu en 1188, sous le fameux orme de
Gisors.
Nous voici précisément en 1188, et sous l’orme de Gisors. Henri II
Plantagenêt se trouve sur le pré, avec les chefs de son armée. Il y a aussi le
nouveau roi de France, Philippe II, celui qu’on appellera
« Auguste », également avec ses dignitaires militaires. L’invité
d’honneur est Guillaume, archevêque de Tyr, celui-là même qui nous a laissé la
première relation concernant la fondation du Temple. Guillaume de Tyr prêche la
Croisade : ce sera la troisième. Son éloquence est telle que
l’enthousiasme gagne tous les assistants. Les barons prennent la Croix aux cris
de « Dieu le veut ! ». L’événement aura une portée considérable,
et c’est à partir de cette date que les armes de la ville de Gisors porteront
« la croix engrêlée, d’or sur fond d’azur », sous la couronne où est
inscrit le millésime 1188. Plus tard, en 1555, c’est le roi de France
Henri II qui accordera à Gisors « trois lys d’or en chef » en
remerciement de la fidélité de la ville et de la
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