Gisors et l'énigme des Templiers
tout en ne possédant théoriquement rien, n’en sont pas
moins à l’abri du besoin. On sait parfaitement, d’après les chroniques et les
comptes de la première moitié du XII e siècle, que
les Templiers ont touché des sommes énormes de la part des deux prétendants à
la couronne d’Angleterre, Étienne de Blois et l’ impératrice Mathilde, la mère d’Henry II. Chargés d’une médiation entre les deux
rivaux, ils en ont profité, comme on dit, pour « manger à tous les
râteliers », se gardant bien de prendre officiellement position et
laissant pourrir la situation jusqu’à la mort d’Étienne de Blois. Pourquoi le
fils de Mathilde n’aurait-il pas, lui aussi, prodigué ses largesses à l’Ordre
du Temple, lequel était solidement implanté à Londres comme à Paris ? De
toute façon, le rôle joué par les Templiers dans l’affaire de Gisors et du
mariage des enfants royaux est loin d’être clair.
Tout se passe comme si des négociations secrètes s’étaient
déroulées par-dessus la tête du malheureux roi de France doublement dupé par sa
première épouse, d’abord par son mariage avec le Plantagenêt, ensuite par la
précipitation du mariage des deux enfants. Il est permis de penser que la Commanderie
templière de Londres, installée dans la City, et dévouée aux souverains
anglo-normands qui étaient les principaux pourvoyeurs de la Croisade, s’était
permis de négocier directement avec le Temple de Paris, « maison
cheftaine » de l’Ordre. Certains historiens accusent l’Ordre d’avoir reçu
des subsides pour accélérer le processus du mariage et livrer Gisors. C’est
évident, mais ce n’est sans doute pas la seule raison.
On oublie un peu trop que si les Chevaliers du Temple – et
même les autres membres de l’Ordre – devaient une obéissance aveugle au
Grand-Maître, celui-ci relevait directement et absolument du pape. Si les Templiers ont visiblement favorisé le roi d’Angleterre, il
n’est pas pensable qu’ils l’aient fait sans l’ordre – ou au moins l’accord – du
souverain pontife. C’est donc à Rome qu’il faut chercher l’explication.
D’ailleurs, les dispenses d’âge pour le mariage des enfants royaux ne pouvaient
être accordées que par le pape. L’évêque de Lisieux, Arnoul, qui participa aux
négociations, a laissé un témoignage qui est un aveu. Selon cet ecclésiastique,
qui semble sincère, « jamais les Légats du Pape n’auraient accordé cette
dispense (pour le mariage) s’ils n’y avaient été forcés par la nécessité et par
le bien inestimable qui devait en résulter ».
Voilà qui est clair. En 1160, et bien que la France soit
toujours « la fille aînée de l’Église » (les belles formules font
toujours plaisir), la Papauté choisit la dynastie Plantagenêt et écarte la
dynastie capétienne soupçonnée d’être en voie d’extinction. De plus, et c’est
un élément de poids, la poursuite des Croisades dépend essentiellement de la
noblesse anglo-normande, celle-ci fournissant les plus gros contingents et les
subsides les plus sûrs. Dans sa politique machiavélique avant la lettre de
domination de l’Europe et du monde méditerranéen, la Papauté joue
alternativement des uns et des autres, quand ce n’est pas des uns contre les
autres, en toute fraternité chrétienne, bien entendu. Le cas s’est déjà produit
quand, pour lutter contre l’influence grandissante des chrétientés celtiques
dans les Îles Britanniques, Rome a littéralement livré les Bretons aux
Anglo-Saxons, au VII e siècle, et les Irlandais à
Henry II Plantagenêt au XII e siècle. Le
moins que l’on puisse dire, c’est que les Irlandais, probablement les plus
« papistes » parmi les catholiques, n’ont pas le défaut d’être
rancuniers. Il est vrai que les desseins de Dieu sont impénétrables, surtout
quand des individus s’arrogent le droit de parler en son nom.
C’est là qu’apparaît le rôle essentiel des Templiers. Créé
officiellement pour protéger les routes de pèlerinage en Terre sainte, l’Ordre
du Temple est devenu, en 1160, une énorme machine ayant des ramifications
partout, en Terre sainte bien sûr, mais aussi en Espagne, où il assure la
« reconquista », et dans toute l’Europe, jusqu’à l’Irlande, avec un
système complexe de relais, de comptoirs, de positions stratégiques le long des
grandes voies de communication, et accessoirement de sanctuaires. En
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