Gisors et l'énigme des Templiers
qu’un recours ultime.
Saint Augustin ébaucha même une théorie de la « guerre juste » :
« Sont dites justes les guerres qui vengent les injustices, lorsqu’un
peuple ou un État, à qui la guerre doit être faite, a négligé de punir les
méfaits des siens ou de restituer ce qui a été ravi au moyen de ces injustices. »
Et l’évêque d’Hippone, ancien manichéen et grand pécheur, d’ajouter :
« Le soldat qui tue l’ennemi, comme le juge et le bourreau qui exécutent
un criminel, je ne crois pas qu’ils pêchent, car, en agissant ainsi, ils
obéissent à la loi. » Saint Augustin ne précise pas si la loi en question
est divine ou humaine. Qu’importe, cela conduit tout droit aux paroles de
Bernard de Clairvaux : « Quand il met à mort un malfaiteur, il n’est
pas un homicide, mais si j’ose dire, un malicide. Il venge le Christ de ceux
qui font le mal ; il défend les Chrétiens. S’il est tué lui-même, il ne
périt pas, il parvient à son but. La mort qu’il inflige est au profit du
Christ ; celle qu’il reçoit, au sien propre. »
Ces paroles semblent définitives. Elles ne le sont pourtant
pas dans l’esprit de Bernard de Clairvaux : il était beaucoup trop prudent
et intelligent pour tomber dans le piège. Il se souvenait parfaitement de cette
parole d’Isidore de Séville, au VII e siècle :
« Est juste la guerre qui est faite après avertissement pour récupérer des biens, ou pour repousser des ennemis. » Voilà pourquoi
saint Bernard ajoute, toujours en s’adressant aux Templiers : « Sans
doute le meurtre est-il toujours un mal, et je vous interdirais de tuer ces
païens si nous pouvions d’une autre manière les empêcher d’opprimer les
fidèles. Mais dans notre condition présente, mieux vaut les combattre par les
armes que de les laisser dominer sur les justes, de peur que ceux-ci, à leur
tour, ne se livrent à l’iniquité [32] . »
Voilà qui est clair. Pour Bernard de Clairvaux, la guerre
est un moindre mal, qu’il faut utiliser le plus rarement possible. Entre
Chrétiens, elle ne peut être juste que si l’unité de l’Église, c’est-à-dire de
la communauté chrétienne, est en jeu [33] ;
contre les Juifs, les hérétiques, les païens, la violence doit être évitée, car
la vérité ne s’impose pas par la force [34] . Le chrétien doit
d’abord convaincre, et ce n’est qu’en cas d’échec qu’il peut se résoudre à la
guerre. Ainsi la Croisade se trouve-t-elle pleinement justifiée. On a demandé
aux Infidèles de rendre les Lieux saints qui sont propriété des Chrétiens. Ils
n’ont pas voulu les rendre, ils n’ont pas daigné réparer l’injustice. On
rétablira donc la justice par la force. On pense à la fameuse formule de Blaise
Pascal : ne pouvant faire que ce qui est juste soit fort, on a fait en
sorte que ce qui est fort soit juste. Et nous sommes à l’époque des ordalies et
du jugement de Dieu. Comme quelqu’un le dira plus tard, lors du sac de
Béziers : « Tuez-les tous ! Dieu reconnaîtra les siens ! »
En tout cas, la pensée de Bernard de Clairvaux est très précise : les
Musulmans peuvent toujours se convertir au Christianisme, ils seront alors
accueillis comme des frères, et s’ils ne le veulent pas, tant pis pour eux.
Sans doute l’abbé de Clairvaux se souvient-il aussi de cette parole prêtée à
Jésus par l’évangéliste Luc : « Amenez ici mes ennemis qui n’ont pas
voulu m’avoir pour roi et tuez-les en ma présence » (Luc, XIX, 27).
L’Église romaine, qui veut à tout prix faire passer Jésus pour un prophète de
paix et un « agneau de Dieu », se garde bien de trop commenter cette
phrase qui se trouve pourtant dans un de ses textes officiels. On oublie aussi
que le même Jésus a dit : « Ne pensez pas que je sois venu apporter
la paix sur la terre. Je suis venu apporter non la paix, mais l’épée. »
C’est dans cet état d’esprit que Bernard de Clairvaux
écrivit son « Éloge de la nouvelle milice », et qu’il contribua
efficacement à la fondation officielle de l’Ordre du Temple. Il y avait
pourtant une difficulté : s’il était reconnu qu’une guerre juste pouvait
être entreprise, cette guerre ne concernait que la classe des chevaliers, en
vertu de la fameuse répartition trifonctionnelle de la société. Quoi qu’on
veuille et quoi qu’on fasse, la mission des clercs restait de prier. L’abbé de
Clairvaux en était parfaitement
Weitere Kostenlose Bücher