Gisors et l'énigme des Templiers
conscient, lui qui avait renoncé au monde pour
la vie monastique, et qui, tout en étant le chef parallèle et occulte de la
Chrétienté du siècle, se prétendait avant tout un « homme de Dieu »,
un homme voué au silence, à la méditation et à la prière. Alors, comment
concilier la guerre et la prière ?
La position de Bernard de Clairvaux préfigure nettement la
casuistique des Jésuites du XVII e siècle, tant de
fois dénoncée par Pascal. Puisque la guerre est un mal, mais un mal inévitable,
et qu’on doit faire la guerre, la seule solution est de purifier
l’intention : ainsi ne commet-on point de péché. Faire la guerre pour des
motifs matériels est illicite. Faire la guerre pour la gloire du Christ devient
licite. Mais comme il est hors de question que les ordres monastiques
existants, les Bénédictins, les Clunisiens, les Cisterciens, puissent sortir de
leurs couvents où leur engagement et leur mission les attachent absolument, il
faut bien songer à la création d’autres ordres de religieux qui seront à la
fois des moines et des soldats. Les Templiers se sont présentés au bon moment,
et saint Bernard les a immédiatement récupérés pour en faire cette
« Milice du Christ » dont l’Église avait tant besoin. En somme, les
Templiers ont été, du moins au moment de leur reconnaissance officielle par le
concile de Troyes, l’équivalent d’un bras séculier pour
les ordres monastiques contemplatifs, les Cisterciens en particulier. Et on
peut dire que le Temple a été le prolongement de Cîteaux, une véritable armée
de soldats du Christ à la disposition exclusive des autorités spirituelles, du
pape en premier lieu. Il y avait convergence entre les nécessités du moment,
c’est-à-dire assurer la sécurité des pèlerins en Terre sainte, et la volonté,
pour l’Église, de disposer d’une milice agissante et dévouée. Mais il faut
préciser qu’en 1128 et durant les années qui vont suivre, les Templiers
n’auront pas d’autre mission que la surveillance et la protection des Lieux
saints et des routes de pèlerinage. Ils ne seront engagés dans des guerres
offensives ou défensives contre les Musulmans que beaucoup plus tard. Le Temple
aura alors évolué, et de simple milice protectrice qu’il était, il deviendra un
corps d’élite contre les Musulmans, à vrai dire le seul à avoir été capable de
maintenir la présence des Chrétiens pendant si longtemps dans le Moyen-Orient.
C’est tout à l’honneur des Templiers : ils se sont montrés d’un courage et
d’une ténacité remarquables, d’un dévouement à toute épreuve, d’une rare
fermeté d’âme et d’une foi inébranlable . Mais ce
faisant, ils déviaient de leur mission primitive , et,
qu’on le veuille ou non, ils étaient en train de transformer complètement leur
Ordre.
Ainsi est né officiellement l’Ordre du Temple, en 1128 à
Troyes, avec l’entière approbation de Bernard de Clairvaux, maître à penser de
la Chrétienté du temps. La suite des événements est bien connue. Hugues de
Payns fait une tournée à travers l’Europe et recueille non seulement des
adhésions enthousiastes, mais des moyens pour mener à bien la mission dont le
Temple est le dépositaire. Les donations affluent de tous côtés. Le Temple
s’organise aussi bien en Europe qu’en Terre sainte. Il a maintenant sa règle et
son habit : les chevaliers ont une robe et un manteau blancs, les écuyers
et les sergents ont une robe et un manteau noirs. Ils n’ont pas encore la Croix
Rouge qu’ils porteront sur l’épaule gauche : le pape Eugène III la
leur donnera seulement après 1148.
Car tout le monde n’est pas à égalité dans l’Ordre du
Temple. Il y a une hiérarchie très stricte et fort bien étudiée. D’abord, il y
avait ceux qui prononçaient des vœux, chevaliers, écuyers et sergents, puis les
autres, c’est-à-dire ceux qui, d’une façon ou d’une autre, se
« donnaient » au Temple, d’où le nom de donats qu’on leur conférait. Mais ces donats, comme les serfs et autres serviteurs
parfois temporaires, n’étaient pas liés par des vœux et ne participaient que
très peu à la vie communautaire. En fait, la structure interne du Temple
reflète parfaitement le schéma trifonctionnel de la société féodale. Les
chevaliers-moines sont ceux qui se battent, mais ils ne sont pas prêtres. Les
chapelains sont ceux qui prient, et ils sont les seuls prêtres de
l’Ordre ; tous les
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