Gisors et l'énigme des Templiers
officielle.
Il est difficile de ne pas voir dans cet heureux succès
d’Hugues de Payns, et surtout dans la rapidité avec laquelle tout cela s’est
passé, la marque profonde et décisive de Bernard de Clairvaux, l’homme
« qui fait les papes et les rois », sans doute l’un des plus
remarquables personnages de l’Église au XII e siècle.
Hugues de Payns était allié à la famille de Montbard à laquelle appartenait le
futur saint Bernard, et l’oncle de celui-ci, André de Montbard, rejoindra
d’ailleurs les rangs des Templiers. Les comtes de Champagne étaient également
très liés avec la famille de Montbard et eurent les meilleurs rapports avec
l’abbé de Clairvaux. On a même prétendu que les statuts et la règle de l’Ordre
du Temple étaient l’œuvre de Bernard. Certainement pas : c’est Hugues de
Payns, ou ses conseillers immédiats, qu’on peut tenir pour responsables de leur
rédaction. Cependant l’influence de Bernard de Clairvaux est plus qu’évidente.
Ceci est un point très important, car on a souvent répété
que les « ordres militaires » étaient d’inspiration bénédictine. Or
le concile de Troyes et la marque de Bernard démontrent au contraire que c’est
l’influence cistercienne qui a dominé. Étienne Harding, abbé de Cîteaux, était
présent à Troyes. Lui et Bernard furent les maîtres à penser du mouvement
cistercien, lequel s’inscrit fort bien dans le cadre de la réforme de l’Église
amorcée par Grégoire VII. Et Bernard de Clairvaux ira beaucoup plus loin
en rédigeant sa fameuse lettre dite « Éloge de la nouvelle milice »,
dans laquelle il apportera une caution totale et sincère aux buts de l’Ordre.
Cela posait cependant de graves problèmes, car l’Église
n’était pas, à l’origine du moins, une puissance temporelle. Elle n’était pas
non plus une organisation militaire, et dans les premiers siècles du
Christianisme, elle avait condamné toutes les formes de guerre, se refusant
même à opérer une subtile distinction entre la guerre juste et la guerre
injuste. Tout a commencé à se fissurer au moment où l’idée de Croisade fit son
apparition. On expliqua alors que la Chrétienté était menacée par les Musulmans
et que la foi dans le vrai Dieu était en grand danger de disparaître si on
laissait les Infidèles devenir trop puissants. C’était en somme un cas de
légitime défense, même si cet argument paraît un peu spécieux : il se
justifiait à Poitiers au temps de Charles Martel, mais il devenait douteux en
l’an 1100 où il était remplacé par la nécessité de protéger les Lieux saints
contre la présence des Infidèles, considérée comme une souillure. Et puis,
après tout, n’était-on pas dans une société organisée hiérarchiquement ?
Il était établi une fois pour toutes que cette société reposait sur une
tripartition : il y avait « ceux qui prient, ceux qui se battent et
ceux qui travaillent ». On eût fort étonné les contemporains de saint
Bernard en leur prouvant que cette tripartition était très ancienne et qu’elle
constituait la structure même de tous les peuples indo-européens, qu’elle
correspondait à la société gauloise, où, d’après César, il y avait les Druides,
les Guerriers et les Autres. C’était donc le devoir des chevaliers de se battre.
Les clercs, eux, avaient pour mission de servir Dieu et les hommes par la
prière.
Mais cela se compliquait dans la mesure où des gens d’Église
étaient ainsi amenés à prendre les armes. Le problème n’était pas encore résolu
du temps de Rabelais, si l’on en croit l’épisode de Gargantua où Frère Jean des Entommeures vitupère contre les moines qui se contentent de
chanter des psaumes pour éloigner les ennemis, mais qui s’empare, lui, de la
croix processionnelle pour embrocher lesdits ennemis. Ce qu’on oublie
généralement, c’est que la création d’ordres de moines-soldats n’a pu se réaliser sans une profonde remise en cause des principes fondamentaux
de l’Église catholique romaine. Nous ne pouvons esquiver ce problème, puisque
les théologiens de l’époque s’en sont eux-mêmes préoccupés.
Il semble, en effet, que la création des ordres militaires
n’ait point été tellement apprécié dans certains milieux ecclésiastiques.
Ainsi, en 1128, Guigues, le prieur de la Grande Chartreuse, écrivit une lettre
assez dure à Hugues de Payns, dans laquelle il marquait nettement
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