Gondoles de verre
Pardon ?
— Au temps où nous expédiions des marchandises en Flandre, en France, en Angleterre et au Levant, expliqua-t-il dans un soupir. Je croyais cette époque révolue.
La comtesse lui lança un regard courroucé.
— En tout cas, on dirait que tu as eu une journée difficile.
Il esquissa un sourire en coin.
— Et ce n’est pas fini ! Je dois encore aller à la gare. Interroger quelqu’un qui arrive de Milan par le train de onze heures. Il s’agit du vol d’un tableau au palais da Lezze.
La comtesse plissa le front.
— Ce marchand d’art hongrois a été victime d’un cambriolage ?
— Tu le connais ?
— Bea Mocenigo lui vend des œuvres de temps à autre. Il paraît que c’est un rapace.
— C’était un rapace, la corrigea-t-il. Quelqu’un l’a étranglé hier soir et lui a dérobé un tableau. Qui appartenait à une certaine Mme Caserta, ajouta-t-il. Elle le lui avait confié pour expertise.
— Je ne connais pas de Caserta à Venise, nota sa mère après un bref instant de réflexion.
— Non, elle vient de Rome. Elle occupe une suite à l’hôtel Regina e Gran Canal . Mais Bossi prétend que ce n’est pas son vrai nom.
— Une usurpatrice ?
— Plutôt l’inverse. Il croit qu’il s’agit d’une marquise ou, du moins, qu’elle fait partie de l’entourage du roi des Deux-Siciles.
La comtesse prit une mine songeuse.
— Cette Mme Caserta parle-t-elle napolitain avec un léger accent ?
Il hocha la tête.
— Oui, avec je ne sais quelle intonation.
— Qui pourrait être allemande ?
— Oui, cela se pourrait.
— Quel âge a-t-elle ?
— Vingt-cinq ans tout au plus.
— Dans ce cas, déduisit la comtesse avec une expression tout à coup amusée, je suppose qu’elle a les cheveux châtain clair, des yeux sombres, et que le tableau qu’elle voulait vendre possédait une grande valeur.
Son fils hocha la tête, stupéfait.
— Il s’agit d’un Titien.
— Je suppose en outre que tu as l’impression de la connaître, mais que tu ne sais pas d’où.
À présent, Tron n’y comprenait plus rien.
— Comment le sais-tu ?
Elle sourit.
— Tu n’as pas conversé avec une signora Caserta, ni même une marquise di Caserta, mais avec Marie-Sophie de Bourbon. Et tu as l’impression de la connaître parce qu’elle te rappelle sa sœur, Élisabeth d’Autriche.
Tron secoua la tête d’un air hébété.
— Mon Dieu, Bossi avait donc raison…
— Combien de temps compte-t-elle rester à Venise ? voulut savoir la comtesse.
— Jusqu’à ce qu’on ait retrouvé le tableau.
Elle réfléchit un instant, puis demanda :
— Pourrais-tu faire traîner les recherches en longueur ?
— Pourquoi le devrais-je ?
— Si tu mets la main sur le Titien au bon moment, Marie-Sophie ne pourra plus refuser une invitation au palais Tron.
La comtesse ferma les yeux, une expression de ravissement flottant sur son visage.
— Ce serait le clou de la soirée. Que vas-tu lui dire à votre prochaine entrevue ?
— Que j’ai percé à jour son incognito depuis le début.
Comme il l’avait prétendu à Bossi. Les événements s’emboîtaient parfois de façon étonnante.
— Au fait ! remarqua la comtesse en changeant de sujet. La princesse n’est pas du tout satisfaite du programme.
— Je sais. Constancia Potocki intervient trop souvent à son goût.
— Il faut reconnaître qu’elle n’a pas tort, dit la comtesse en fixant son fils avec attention. Tu as proposé à cette Polonaise de donner un concert chez nous, n’est-ce pas ? Pour renouer avec le public.
Il hocha la tête.
— Et tu n’as évoqué le cristal qu’en passant ?
— C’était le seul moyen de l’inciter à se produire au palais Tron. Je pensais que j’arriverais à minimiser son rôle petit à petit.
— Et maintenant ?
— Elle pourrait tout annuler si elle apprenait qu’elle n’est là que pour le décor.
— T’es-tu déjà risqué à quelques allusions dans ce sens ?
Il secoua la tête.
— Non, elle est trop… chatouilleuse à cet égard.
— C’est toi qui as eu l’idée de l’inviter ! remarqua-t-elle.
— Mais je ne l’aurais jamais eue si vous n’aviez pas donné ce nom absurde à la collection.
— Qu’as-tu l’intention de faire maintenant ?
— Je vais lui parler dès son retour. Elle est partie quelques jours à Trieste.
— Alors, explique-lui sans ambages que vous vous êtes mal compris.
— Et si jamais elle refuse ?
La comtesse lança à l’autre bout de
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