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Grand-père

Grand-père

Titel: Grand-père Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marina Picasso
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hourras, des applaudissements et le son des clairons. Craintifs,
Pablito et moi levons la tête. Dans l’arène, le taureau mêle son sang à l’ocre
de la piste.
    Il est mort. Libéré.
    À la tribune présidentielle, un mouchoir blanc se lève. À ce
signal, Dominguin s’approche de la dépouille du taureau et d’un coup de
poignard lui sectionne une oreille qu’il lance à mon grand-père.
    Cette oreille dégoulinante de sang hante encore mes nuits. Je
la revois posée sur le gradin où Pablito et moi étions assis. Touffe de poils
poisseux d’un rouge indécent, cartilage jaunâtre.
    Un hommage à grand-père.
    Le grand aficionado de la détresse humaine.

8
     
     
    Depuis Arles, nous sommes sans nouvelles de notre père et, bien
sûr, nous n’avons pas revu notre grand-père pour qui nous sommes quantité
négligeable.
    Pourtant, nous sommes des Picasso, des Picasso comme lui. Des
Picasso que l’on montre du doigt.
    — Tu vois, ce petit garçon et cette petite fille sont
les petits-enfants de Picasso.
    — Le peintre milliardaire ?
    — Tu en connais un autre ?
    Les petits-enfants du peintre milliardaire alors que nous
traînons notre misère dans les rues désertes de Golfe-Juan.
    C’est la fin de l’été. Les premiers jours d’automne ont balayé
les vacanciers. La plage est désolée, les grilles des restaurants sont tirées, le
soleil est désespérément voilé.
    C’est le temps des cartables et de la rentrée scolaire.
    Une fois de plus, notre mère a décidé pour nous. Elle nous a
inscrits à l’école protestante de Cannes.
    — C’est, nous a-t-elle dit, un collège honorable.
    Elle a une réputation à tenir.
     
    La sonnerie du réveil. Il est six heures et demie. Étourdie
de sommeil, je me lève, vais secouer Pablito.
    — Dépêche-toi, on va rater le car.
    Il se lève comme un zombi, cherche à tâtons sa chemise, son
pantalon, les enfile à moitié endormi et me retrouve dans la salle de bains. Sans
faire de bruit, nous faisons notre toilette. Notre mère dort encore.
    Pas le temps de déjeuner. Juste celui de nous passer un coup
de peigne, de mettre nos chaussures et de glisser dans nos cartables le thermos
que M me  Danielle  – l’assistante bénévole qui aide notre
mère dans les tâches ménagères  – a préparé hier au soir pour notre repas
de midi. Aujourd’hui, de la blanquette de veau.
    — C’est sain et nourrissant, a-t-elle dit à ma mère. J’en
ai fait pour deux jours.
    Glissés entre nos livres et nos cahiers, deux assiettes, une
timbale en métal, un couteau, une fourchette. Comme dessert, une orange. Hier, c’était
une pomme.
    Nous raflons sur la table la clef de l’appartement, fermons
délicatement la porte et, quatre à quatre, dévalons l’escalier.
    Le jour se lève à peine.
     
    J’ai gardé de ces petits matins un souvenir amer. Le chemin
à parcourir pour rejoindre la route nationale où s’arrête l’autocar, le camion
des éboueurs ramassant les ordures, le passage à niveau et son signal sonore
annonçant un train de marchandises m’apparaissaient comme un chemin de croix
que nous devions gravir qu’il pleuve ou qu’il fasse froid, avec nos cartables
trop lourds et cette peur au ventre : celle d’arriver en retard.
    Me faisait peur aussi la foule des usagers dans l’autocar
bondé qui se rendait à Cannes. Trop petits pour résister à leur bousculade, nous
nous blottissions l’un contre l’autre de manière à occuper le moins de place
possible. Les mauvais jours, le parcours durait quarante-cinq minutes et, quand
nous arrivions à la gare de Cannes, nous avions encore vingt minutes à marcher
avant d’arriver avenue de Grasse, à l’école protestante.
    Cette école s’appelle « l’école de la colline ». Les
maîtresses sont gentilles. Elles aiment les enfants. Jamais elles ne nous font
de reproches. Charitables et humaines, elles compatissent à la situation à
laquelle notre mère se trouve confrontée. Elles savent que notre père ne s’occupe
pas de nous, que grand-père ne cherche pas à rendre la vie facile à ses
petits-enfants. Elles ne jugent pas, ne cataloguent pas. Pour elles, nous
sommes des enfants comme les autres. Nous sommes Marina et Pablo. Pablo et pas
Pablito. En tout cas, jamais des Picasso. Selon les principes protestants, elles
tiennent à ce que nous soyons garants de nos actes, que nous apprenions à être
fiers de nous. Pas d’élus sur cette terre mais la recherche du bien.

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