Grand-père
gloire.
10
Comme une ombre, Jacqueline est entrée dans la pièce. Elle s’approche
de mon père et lui glisse quelques mots à l’oreille. Mon père hoche
douloureusement la tête et se tourne vers nous.
— Marina, Pablito, nous lance-t-il d’une voix
pathétique, il est temps de partir. Pablo a besoin d’être seul. Vous l’avez
fatigué.
Nous l’avons fatigué alors qu’il n’a même pas daigné nous
accorder une seconde d’attention, une virgule d’estime, une once d’intérêt.
L’office est terminé. Résignés, nous suivons docilement
Jacqueline jusqu’à la porte du sanctuaire où grand-père nous a bénis de son
indifférence. Une fois de plus, nous n’avons pas pu lui expliquer qui nous
étions vraiment. Une fois de plus, nous nous sentons trahis. Trahis et rejetés.
Jacqueline nous quitte sur les marches du perron. De
mauvaise grâce, elle nous serre la main et repart aussitôt rejoindre son soleil .
— J’arrive… j’arrive, couine-t-elle en se précipitant à
l’intérieur de la maison aux volets clos. J’arrive, Monseigneur !
La seule idée d’abandonner son bourreau l’espace d’un
instant l’obsède. Sans lui, elle suffoque comme un poisson qu’on sortirait de l’eau.
Je refuse cette misère. Je ne veux plus de la violence des
uns, de la faiblesse des autres, de l’emprise d’un despote qui décide de ma vie,
de celle de Pablito. Je veux ma liberté, mon oxygène à moi. Je veux que l’on s’extirpe
de cette famille-là.
— Pablito, il faut qu’on travaille.
— À quoi bon. Tu sais bien qu’on ne s’en sortira pas. On
est des Picasso.
En un mot : on ne peut que souffrir.
J’ai décidé que je ne voulais plus souffrir. Je veux être
autonome, dire non à la fatalité.
En été, il existe sur la côte d’Azur de nombreux centres
aérés pour les enfants dont les parents travaillent. Je note leur adresse, leur
envoie mon curriculum vitae : « Niveau baccalauréat, sérieuse et
consciencieuse, cherche emploi de monitrice. » Je reçois des réponses et
dois me présenter :
— Votre nom ?
— Marina Ruiz Picasso.
— La fille ?
— Non, la petite-fille…
— Ah, la petite-fille !
Qui suis-je pour ces gens-là ? Une caractérielle qui
cherche du travail pour tenir tête à sa famille ? Une gosse de riches qui
cherche à retirer le pain de la bouche des pauvres ?
S’appeler Picasso et chercher du boulot ? Quel culot !
Quelle honte ! Quel mépris pour les autres !
Que faire si ce n’est dire la vérité ? En bégayant, bien
sûr :
— J’aime les enfants et si, plus tard, je fais ma
médecine, c’est à eux que j’aimerais me consacrer. Si vous acceptez de me
prendre et de me faire confiance, je ferai de mon mieux pour me montrer utile.
Toujours et encore louvoyer, raser les murs, tenter de
gommer l’estampille Picasso, accepter les sarcasmes, se plier à tous les sales
boulots, se faire aimer surtout. Non pas des responsables qui acceptent de me
prendre à l’essai mais des enfants qui se laissent apprivoiser et me parlent de
leurs rêves :
« Plus tard, j’emmènerai maman faire le tour du monde. On
ne se quittera plus. »
« Plus tard, je conduirai une locomotive. Comme papa, je
serai cheminot. »
Des « plus tard » pleins d’espoir. Des « plus
tard » qui m’écorchent le cœur.
Je n’ai pas de « plus tard ».
Cet été, les choses sont différentes. Pas de travail dans un
centre de vacances mais un poste temporaire au bureau des Postes et
Télécommunications de Golfe-Juan. Mon rôle : livrer des télégrammes aux
citoyens de ma ville et à ses vacanciers : un travail qui m’emplit de
fierté.
— Vous possédez un moyen de locomotion ? m’a
demandé le receveur à qui je me présente.
— Oui, bien sûr !
Je mens, mais il faut bien mentir. Je dois absolument
arracher ce travail, d’autant que le receveur accepte également d’embaucher
Pablito pour trier le courrier qui, en cette saison, arrive par sacs entiers. Je
cours chez un marchand de cycles, lui explique mon cas. Il accepte de me vendre
un Solex à crédit. Première mensualité fin juin, solde début octobre. Bien
entendu, pour le prix demandé, il vérifiera les freins, changera le galet du
moteur et détordra le garde-boue avant. Topez là, je peux enfin prétendre au
titre de télégraphiste, Pablito à celui de commis au tri postal et de
copropriétaire d’un Solex d’occasion.
Sacoche
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