Grand-père
sommes
le cadet des soucis du peintre le plus riche de la terre ?
C’est vrai. Nous sommes très protégés .
Le boulevard Carnot, la gare, l’autocar surchauffé et
Golfe-Juan au bout : le quotidien banal avec, quelquefois, la plage et nos
copains du port. Ils ne posent pas de questions. Ils connaissent tout de nous. Picasso
ne les intéresse pas. Ils sont notre famille.
Liberté et évasion étaient pour moi intimement liées. Il
fallait que je parcoure le monde. Des noms me faisaient rêver : Singapour,
Melbourne, Bagdad, Calcutta. J’avais envie d’espace et de distances.
Pour courtiser ce rêve, j’empruntais la mobylette d’un de
ces copains-là et partais toute seule sur les petites routes qui longent le
littoral. Antibes, le cap d’Antibes, La Napoule, Théoule… les cheveux dans le
vent. Je ne me souciais ni de l’heure ni du danger auquel je m’exposais. La
seule chose qui comptait était les kilomètres que je mettais entre mon jeune
passé et moi. Je m’arrêtais pour me baigner dans le rouge des calanques de l’Estérel.
Après le bain, je goûtais d’une tomate et d’un morceau de pain que j’avais
emportés avec moi. Je vivais l’errance et l’aventure. J’étais une nomade.
À douze ans, les gendarmes m’ont harponnée à l’entrée de
Saint-Tropez. Je n’avais pas de papiers, j’ai refusé de leur donner mon nom. Ils
m’ont laissée filer parce que j’étais gentille et avais l’air heureux.
Quand je n’avais pas de mobylette, je faisais de l’auto-stop
avec mes camarades.
« Nous avons raté le car. Pourriez-vous nous déposer à
Juan-les-Pins ? »
Ça marchait à chaque fois. Le sourire angélique, le regard
ingénu, nous embarquions pour Cythère dans des voitures que nous ne
connaissions pas.
Le cours Chateaubriand ferme ses portes pour les grandes
vacances et nous sommes à une année du bac. Devant le porche, les élèves
parlent de leurs projets.
— Tu vas où cette année ? Tu pars pour les
Antilles ?
— Non, je vais rejoindre ma mère à Miami. Après, je ne
sais pas. J’irais sans doute rejoindre mon père en Irlande. Il vient de se
remarier.
Maintenant, ils s’adressent à nous :
— Vous, bien sûr, vous allez en Espagne avec votre
grand-père ?
— Oui, bien sûr.
— Oui, bien sûr.
Une fois de plus jouer la farce des petits vernis auxquels
Picasso ne peut rien refuser.
Visite à Notre-Dame-de-Vie . Notre père nous a pris au
passage au carrefour de Cannes et de Vallauris.
— Montez vite, nous a-t-il lancé à travers la vitre
baissée de sa voiture, nous sommes en retard.
En retard à l’office que grand-père fait la grâce d’accorder
à son fils et à ses petits-enfants.
Nous faisons partie d’une secte dont le grand maître est
Picasso. Notre vie fait partie intégrante de la sienne. Parce qu’on lui a donné
ce pouvoir, jour après jour, il nous a mis sous sa domination. Il a sacrifié
notre grand-mère Olga sur l’autel de son égoïsme. Il règne sur mon père qu’il a
réduit à la condition de mendiant et d’esclave. Il alimente les délires de ma
mère. Pablito et moi dépendons de ses caprices. Il nous a tous assujettis à son
inextinguible volonté de puissance. Il use et il abuse. Le génie que tous les
amateurs d’art lui accordent lui fait croire que ses dons le placent au-dessus
et au-delà de l’humanité. Il est un manipulateur, un despote, un destructeur, un
vampire.
La grille de Notre-Dame-de-Vie est hermétiquement
close. Mon père sonne. Deux coups brefs, un long. Dans l’interphone, la voix de
Jacqueline :
— Qui est là ?
Elle sait que c’est notre père et qu’il nous accompagne. Lui
seul annonce sa visite par ce coup de sonnette. Elle veut qu’avant même d’entrer
nous sachions que nous sommes indésirables. Elle veut nous humilier. Monseigneur est à elle. À elle toute seule. Personne n’a le droit de bouleverser la toile
qu’elle a tissée autour de son seigneur et maître. Elle distille son venin. Elle
est la veuve noire.
— Qui est là ?
Elle ne renonce pas. Elle veut une réponse.
— C’est Paulo !
Le déclic agressif de la serrure électrique. Brutal comme un
reproche. Et aussitôt les chiens, ces afghans qui grondent en nous montrant les
dents. Cerbères des ténèbres dans lesquelles nous entrons, ils ne nous lâchent
pas d’une semelle. Un maître-chien leur a appris à mordre. Ils ne demandent qu’à
nous sauter
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