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Grand-père

Grand-père

Titel: Grand-père Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Marina Picasso
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te
tutoie
    Je dis tu à tous ceux que j’aime.
    Même si je ne les ai vus qu’une
seule fois.
     
    J’aimais cette carte du tendre discrète et pudique. Me
séduisaient les garçons empressés et galants qui s’effaçaient pour m’ouvrir une
porte, se montraient romantiques, tempéraient leurs élans, se révélaient
courtois. Un effleurement des doigts, un baiser sur la joue suffisaient à faire
battre mon cœur. C’était le seul cadeau qu’ils obtenaient de moi. Mon unique
exigence était qu’ils me respectent, que Pablito les aime, qu’ils aiment
Pablito.
    J’étais fleur bleue et, quand l’un d’eux m’offrait une bague
de pacotille gagnée sur une fête foraine, mon esprit partait à la dérive. Attachée
aux gestes symboliques, cette bague exaltait mon imagination. J’allais enfin
pouvoir échapper au fer rouge de Picasso et à la flétrissure.
    J’étais crédule en ce temps-là.
    Pablito est tombé sous le charme d’une fille de notre classe.
Elle s’appelle Dominique et Dominique est corse. Elle est jolie, elle est douce,
elle est saine, réfléchie et profonde. Elle a toutes les qualités.
    Amours, délices et orgues, Pablito aimerait lui déclarer sa
flamme mais comment dire « je t’aime » quand l’amour n’a jamais été
aux rendez-vous de l’enfance ?
    Pudique et secret, Pablito n’ose pas parler à sa petite
Corse.
     
    J’entendrai des regards que vous croirez muets .
     
    Dominique n’entend pas les regards de Pablito. Comment
pourrait-elle savoir qu’elle plaît à Pablito si ce dernier ne se prononce pas ?
    — Que dois-je faire ? m’a-t-il demandé un soir
dans notre chambre.
    — Veux-tu que je lui parle ?
    — J’ai tant de choses à lui dire.
    — Tu devrais lui écrire.
    Comment apprivoiser les mots ? Pablito recule l’échéance,
n’arrive pas à exprimer ce qu’il a dans le cœur. Trop d’angoisses, trop de
blessures, trop d’espoirs massacrés.
    Trop de trop, Pablito a beaucoup trop tardé. Dominique en a
trouvé un autre.
    L’amour n’a pas le temps d’attendre.
    Mon père a téléphoné au cours Chateaubriand. Il demande à
nous voir mais Pablito refuse. Il ne veut plus souffrir.
    Mon père m’a fixé rendez-vous à la terrasse d’un café en
face de la gare de Cannes. Il est accompagné d’une jeune femme qu’il a ramenée
de Paris. Une jeune femme ? Céline  – c’est son nom  – doit
avoir dix-neuf ans. Deux ans de plus que moi. Il me glisse à l’oreille :
    — Céline est une amie. Rien d’autre qu’une amie.
    À mon regard amusé, il comprend que je n’en crois pas un mot.
Que Céline soit son amie ou sa petite amie, il n’a aucun souci à se faire. Ce n’est
pas moi qui vais parler d’elle à ma mère ou à Christine si, d’aventure, il m’arrive
de la croiser. Il y a longtemps que son aura de play-boy ne me révolte plus. Il
est en quelque sorte un étranger pour moi.
    — Ton frère n’a pas voulu venir ? me demande-t-il
d’une voix pitoyable.
    — Il n’a pas pu venir.
    Les mots s’arrêtent là. Nous avons si peu de chose à nous
dire… et tant de retenue.
    Heureusement, Céline est là, avec ses minauderies, ses rires
gloussants, ses cils qui papillotent. Elle est fière d’être en compagnie du
fils et de la petite-fille de Picasso, le peintre célébrissime.
    Une position de star.
     
    Nous avons quitté la villa Habana pour la villa La
Rémajo , une nouvelle maison que ma mère a dénichée sur les hauteurs de
Golfe-Juan. Un jardin, des fleurs et des couchers de soleil vieux rose sur la
mer et la chaîne de l’Estérel.
    Nous sommes à quelques mois du baccalauréat. Pablito est
assis en tailleur sur son lit. Ses lèvres palpitent aux vers de Baudelaire qu’il
murmure tout bas :
     
    Sans cesse à mes côtés s’agite le démon :
    Il nage autour de moi comme un air impalpable :
    Je l’avale et le sens qui brûle mon poumon…
     
    Baudelaire, Rimbaud, Chénier, Verlaine, Apollinaire… Insatiable,
il s’abreuve de poèmes maudits qui exaltent la souffrance, le désespoir, la
mort. Ses études ne l’intéressent plus.
    — À quoi bon ? répète-t-il sans cesse. Je n’ai pas
d’avenir.
    Je m’insurge, le semonce, tente de le raisonner.
    — Mais enfin, secoue-toi. Chacun de nous a sa place sur
terre !
    Il hausse les épaules. Je l’agace. Il devient agressif.
    — Arrête de me faire la leçon et laisse-moi tranquille.
Pourquoi se voiler la face ? Nous sommes pris dans un piège

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