Grand-père
en bandoulière, je sillonne les rues, sonne aux
grilles des portails, aux interphones des immeubles :
— Un télégramme pour vous !
À la belle saison, rares sont les télégrammes qui apportent
le malheur. Généralement, ils annoncent la venue d’un parent, une naissance, un
événement heureux… et me valent un pourboire qui me permettra de changer les
deux pneus de Pégase, notre vélomoteur.
Pablito lui aussi est heureux. Il est le plus rapide pour
trier les lettres, répartir les journaux, le courrier. Il se sent responsable. Il
a le rose aux joues.
Chaque semaine, nous remettons la totalité de notre paye à
notre mère. Nous trouvons cela normal. Il faut se serrer les coudes.
Je ne me souviens pas avoir acheté un vêtement sans lui en
avoir parlé. Mon couturier et celui de Pablito s’appelait Prisunic. Une petite
jupe, un corsage en coton, un T-shirt, un pantalon de toile trouvés dans ses
rayons nous habillaient pour la saison entière. Nous en prenions grand soin. Ils
devaient durer jusqu’à la rentrée scolaire.
Le dimanche était un jour lugubre. La plage et ses baigneurs
entassés sur le sable nous donnaient la nausée, les terrasses des cafés et leur
troupeau de touristes nous démoralisaient. Comme nous n’avions pas les moyens
ni l’envie de nous mêler à cette faune, nous rentrions chez nous et restions
dans notre chambre jusqu’au lundi matin. Comme notre père ne cherchait pas à
nous voir, nous étions coupés de notre grand-père qui, en octobre, allait fêter
ses quatre-vingt-huit ans. Pablito lui avait téléphoné. Il était tombé sur
Jacqueline.
— Qui êtes-vous ?
— Son petit-fils.
— Qui ça ?
— Je voudrais parler à mon grand-père.
— Mais qui êtes-vous ?
— Pablo.
— Pablo ? Sachez qu’il n’y a qu’un seul Pablo, jeune
homme. Et ce Pablo ne peut vous recevoir.
Pour mon frère, c’était un couteau qu’elle plongeait dans
son cœur. Porter le nom qu’on lui avait donné était un sacrilège. Un usurpateur,
voilà ce qu’il était. Un faquin. Un sans-grade. Un être méprisable.
Et la voix de Jacqueline, acide, dédaigneuse :
— Le maître n’est pas là, mais vous pouvez lui écrire.
Combien de larmes ai-je versées au cours de mon analyse en
évoquant les lettres que Pablito et moi avons écrites à ce grand-père qui
jamais n’a daigné nous faire signe. Des lettres que Jacqueline déchirait. Des
lettres que grand-père ne décachetait pas. Des lettres dans lesquelles nous
tentions de dire que nous pouvions l’aimer, l’aider et le comprendre.
Des lettres que nous n’envoyions pas.
Des lettres qui disaient en substance :
« Nous sommes tes petits-enfants et nous avons besoin
de toi. Nous ne voulons plus être des petits singes en visite cachés derrière
un père que tu méprises. Nous voulons te voir seul, savoir à quoi tu penses. Nous
voulons que tu nous parles de ton enfance, là-bas, à Malaga, de don José Ruiz, ton
père, et de doña Maria Picasso López, ta mère dont tu as pris le nom, la taille
et les yeux. Qui était ta petite sœur Lola ? Et ton oncle Salvador qui, lorsque
tu es né, a soufflé dans ton nez la fumée de son cigare pour te ramener à la
vie alors que la sage-femme pensait que tu étais mort ? Et Maria de los
Remedios, ta marraine qui t’a donné le sein parce que ta mère, doña Maria, était
trop épuisée pour le faire ?… Tu vois, puisque tu nous as volé notre père,
c’est à toi que nous nous adressons pour posséder un arbre généalogique, une
colonne vertébrale. Pour construire le présent, il nous faut un passé. Donne-le-nous,
grand-père.
« Une seule petite fois, donne-le-nous, grand-père ! »
Octobre. Reprise de nos études au cours Chateaubriand. C’est
l’année de la philo, des remises en question avec Gide, Nietzsche, Proust, Rimbaud,
Stendhal. Chacun fait assaut de savoir, de passion, de révolte. On se déchire
pour une pensée, une idée, une doctrine.
« Le voyageur est encore ce qui importe le plus dans un
voyage. »
On sillonne l’âme humaine, on s’extasie devant un aphorisme,
on argumente, on ergote, on brûle, on se pâme. Thèses et antithèses, on affirme
notre personnalité.
Au cours de ces joutes oratoires, garçons et filles se
cherchent et tentent de séduire. Magie des mots, du regard, d’un sourire. Les
couples se forment sur une phrase de Camus, sur un vers de Prévert :
Et ne m’en veux pas si je
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