Hasdrubal, les bûchers de Mégara
assertions.
— Caton,
ta langue de vipère te jouera toujours des tours. Tu mens avec un tel aplomb
que les plus naïfs sont tentés de te croire. Mes compagnons pourront se porter
garants du zèle que j’ai déployé pour mener à bien ma mission. Je ne me suis
pas contenté de me promener longuement dans les rues de Carthage ne serait-ce
que pour rencontrer les trois mille commerçants romains qui y tiennent
boutique. Je ne t’étonnerai pas en te disant que tu n’es guère populaire auprès
d’eux. Ils t’accusent de mettre en danger leur sécurité et leurs affaires par
tes propos irresponsables. Je me suis aussi rendu à Utique dont le Sénat est
favorablement disposé à notre égard. J’ai même poussé la conscience jusqu’à
visiter la région du Beau Promontoire. Autrefois, c’était le fief d’Hannibal et
tout Romain qui s’y serait aventuré aurait été massacré sans pitié par les
habitants. Aujourd’hui, ceux-ci sont les premiers à vendre leurs récoltes à nos
compatriotes et ne savent que faire pour leur rendre leur séjour agréable.
Certains négociants grecs ont même appris le latin afin de pouvoir se faire
passer pour Romains et bénéficier ainsi d’un traitement privilégié. Rien de
tout ce que j’ai vu, je le dis et je le répète, ne m’a paru devoir éveiller en
nous suspicion ou inquiétude.
En me
rapprochant de la porte de la salle où nous nous trouvions, je pus observer une
scène extraordinaire. Après avoir entendu les derniers mots de Cnaeus Marcellus
Rufus, le vieux Caton se leva brusquement, fit quelques pas en avant puis se
retourna vers ses collègues. D’un pli de sa toge ornée d’une large bande
pourpre verticale, il fit habilement glisser trois figues. Elles roulèrent sur
le sol de marbre, laissant apparaître derrière leur enveloppe noire leur chair
rougeâtre.
— Voilà,
tonna l’ancien censeur, la menace que tu n’as pas su voir durant ta
mission ! Ces fruits ont été cueillis il y a trois jours de cela dans les
vergers de Mégara et je les ai reçus ce matin. Cela peut te sembler anodin mais
c’est la triste réalité : en moins de temps qu’il n’en faut pour gagner
par la route Medolanium [1] , une flotte carthaginoise peut se présenter devant le port d’Ostie et
détruire par surprise nos navires de guerre ou de commerce. Ces fruits, dont je
n’ai pas besoin de vous dire combien ils sont succulents, sont la preuve de la
richesse et de la puissance retrouvées de la cité d’Elissa. Voilà pourquoi,
illustres Pères conscrits, je vous le dis et le redis, Carthage doit être
détruite.
Les
sénateurs parurent ébranlés par l’argument et demeurèrent longtemps silencieux
jusqu’à ce que Publius Cornélius Scipion Corculum quitte sa place et aille
ramasser l’une des figues. La soupesant dans sa main gauche et l’observant avec
attention, il éclata de rire et rétorqua à Caton :
— Marcus
Porcius, tu es un être rusé et, comme te l’a déjà fait remarquer mon collègue,
tu es prêt à tout pour aboutir à tes fins. Chacun d’entre nous sait que tu es
un expert en agriculture et que tu as rédigé, à l’usage de nos fermiers, un
traité d’agronomie fort savant. Cet ouvrage doit beaucoup, ce que tu t’es bien
gardé de préciser, aux écrits du Carthaginois Magon. Je t’ai lu avec attention
et tu ne me démentiras pas si je t’affirme que cette figue provient de l’un de
tes vergers. C’est une espèce que tu as acclimatée sous notre ciel mais ce
n’est pas une figue africaine. Celles-ci sont plus lourdes et supportent mal le
voyage par mer. Il faut les consommer sitôt cueillies.
— Oserais-tu
mettre ma parole en doute ?
— Loin
de moi cette idée ! Je ne fais que citer les remarques pleines de bon sens
consignées dans ton traité et le récit que tu y fais de tes expériences.
Dois-je demander à un scribe d’aller chercher une copie de ton ouvrage dans la
bibliothèque du Sénat pour le lire à nos collègues ?
— Là
n’est pas l’important. Quatre jours, il faut quatre jours, Pères conscrits, à
une trirème carthaginoise pour parvenir à hauteur de nos côtes !
— Tu
sais très bien que non, répliqua Publius Cornélius Scipion Corculum. A cette
époque de l’année, il faut au moins six jours pour parcourir une telle
distance. L’on ne peut compter sur des vents favorables pour cingler rapidement
à la simple force de la voile et les rameurs les plus expérimentés
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