Haute-Ville, Basse-Ville
de l'alcool, trouva la boisson rafraîchissante et sans doute bien innocente. Elle cherchait à adopter une posture à la fois convenable et confortable sur la couverture à carreaux. La nouvelle mode des robes assez courtes n'avait pas que des avantages. Vingt ans plus tôt, sa mère aurait pu prendre ses aises, par terre, car des mètres de tissu cachaient jusqu'à ses chevilles, si quelqu'un l'avait emmenée pique-niquer, bien sûr. La jeune femme commença par poser une fesse sur la couverture, les jambes repliées sous elle, se soutenant d'une main posée par terre. Avec l'autre elle manipulait les aliments et venait baisser toutes les minutes le rebord de sa robe. Celle-ci avait tendance à remonter pour découvrir ses genoux.
Sa posture inconfortable se combina à l'effet du vin blanc pour l'inciter à négliger sa modestie. Elle déplia les jambes, s'étendit sur le côté, soutenue sur un coude. Ses genoux demeuraient à découvert, un bout de jupon dépassait. A moins de se tenir debout, impossible d'afficher le maintien approprié enseigné par les religieuses du cours complémentaire. Renaud contemplait la jeune femme du coin de l'œil, plutôt séduit.
Cette fois, de sa propre initiative il orienta la conversation vers des questions personnelles, reprenant ses mots à elle pour se moquer un peu :
— Comment se fait-il qu'une personne comme vous ne soit pas encore mariée ?
Elle joua un moment avec son verre de vin, rougissante, avant de répondre :
— Le hasard, sans doute. Il ne s'est présenté personne qui me convenait.
Elle aussi avait de la mémoire.
— Pourtant, il est difficile de croire que personne ne se soit intéressé à vous.
— Ce n'est pas ce que j'ai dit non plus, fit-elle, un peu vexée. Il est bien facile de soulever de l'intérêt. Les gens autour de moi disent que je suis trop difficile.
— Vous avez déjà eu des propositions de mariage ?
L'intrusion dans sa vie intime la troubla encore plus. Elle murmura :
— Oui.
— Pourquoi avez-vous refusé ?
— Ce n'était pas les bonnes personnes.
Son malaise allait croissant. Ces questions ne se posaient pas ; d'un autre côté, elles demeuraient inévitables. Pour eux deux, il commençait à se faire tard pour le mariage. Le sujet méritait d'être vidé :
— Deux personnes m'ont demandé ma main. Elles ne me convenaient pas. Je ne me vois pas avec six enfants à trente ans, un mari qui passe à la taverne tous les soirs après l'usine, et moi essayant de gérer le solde d'un petit salaire pour nourrir et vêtir tout le monde. J'ai vu trop de mes amies s'engager là-dedans sans réfléchir. Je suis mieux seule, avec mes gages de vendeuse.
Renaud la plaça dans une situation plus délicate encore en demandant :
— A quel genre d'homme auriez-vous dit oui ?
— Quelqu'un d'éduqué, d'instruit.
Incapable d'une franchise absolue à ce sujet, elle passa sous silence les caractéristiques des personnages des romans à dix sous ou des feuilletons dévorés dans sa chambre. Elle ajouta plutôt:
— Un homme avec un bon travail, susceptible de bien faire vivre une femme, des enfants, sans toujours compter les quelques sous au fond de sa poche avant de faire une dépense.
Un moment, elle craignit avoir affiché une trop grande franchise. Elle se présentait comme une petite employée à la recherche d'un riche prétendant.
Renaud ne se montra ni choqué ni surpris par cet aveu. Ce souci s'affichait aussi chez les gens de son milieu : les parents d'une jeune demoiselle devenaient redoutables au moment d'identifier le candidat le plus convenable. Ils avaient tôt fait d'évaluer l'héritage éventuel et les perspectives de carrière. Chaque famille plaçait ses filles avec des soucis de maquignon. Toutes les riches héritières se demandaient lequel de ses cavaliers pouvait lui offrir au moins le niveau de vie dont elle avait joui chez son père, sinon une meilleure situation.
Toutes, à la Haute-Ville, se comparaient aux concurrentes. C'était facile, elles avaient été élevées dans deux, peut-être trois couvents de la région de Québec. Celui des ursulines et le couvent Jésus-Marie à Sillery revinrent tout de suite à la mémoire de Renaud. Après des années de pensionnat, ces jeunes rivales savaient fort bien de quels attributs physiques jouissait chacune d'entre elles. La plus belle pourrait espérer une union au-dessus de sa condition sociale,
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