Haute-Ville, Basse-Ville
préfères le restaurant?
— Je vais aller chez toi. Je sais que tu me respectes...
«Bon, voilà mon sens de l'honneur interpellé», pensa-t-il.
A haute voix, il lui donna son adresse. Elle repoussa son offre d'aller la chercher, préférant prendre le tramway. Il la reconduirait toutefois chez elle, sans rien tenter de déplacé, «juré-craché». L'engagement la fit rire, un rire un peu déçu.
L'avocat s'interrogea un bon moment sur ce qui mettait son amie dans cet état. Elle arriva à six heures trente, les yeux ronds. Un édifice comme le Morency, avec le marbre dans l'entrée, le concierge en uniforme, l'ascenseur, l'impressionnait fort. Elle alla directement à la fenêtre pour admirer le fleuve huit étages plus bas. Pendant ce temps, il rangeait son imperméable dans un placard en demandant :
— Alors, nous nous occupons de ton affaire tout de suite, ou nous mangeons quelque chose ?
— Autant te montrer cela sans tarder. Je suis trop bouleversée pour avaler une bouchée.
Elle avait ouvert son sac pour en tirer une petite brochure d'une douzaine de pages écrites en gros caractères. Au premier coup d'œil, cela pouvait passer pour un roman à quelques sous sur un thème salace. Sur la page couverture, une gravure représentait une jeune femme étendue sur le dos, enveloppée dans une grande pièce de tissu qui pouvait être un drap. L'image accentuait d'une façon grossière les seins et le «V» des cuisses. On avait misé sur le petit côté scabreux d'un viol pour attirer les lecteurs. Bien en évidence près du cadavre se trouvaient un petit livret, une montre et des bijoux.
Les lieux - une rivière, des buissons, la position du cadavre
- rappelaient l'affaire Blanche Girard. Renaud se souvenait d'avoir lu dès le premier jour, dans Le Soleil, qu'un livret de banque avait été trouvé près du corps. Gauthier lui avait confirmé ce renseignement.
Le titre de l'opuscule était un éditorial à lui seul : La Non-Vengée. Germaine expliqua :
— John Grâce m'a amené cela à l'heure du lunch. C'est à vendre depuis hier. Il m'a montré où on parlait de nous.
— Je vais la lire en entier. Assieds-toi.
Elle prit un fauteuil. Comme le salon lui servait aussi de pièce de travail, il s'installa machinalement derrière son bureau. Ils faisaient vraiment cliente et avocat, à ce moment. Renaud constata combien le style était affreux, ampoulé, le vocabulaire ronflant, mal utilisé. L'homme parcourut l'histoire d'une jeune fille d'une beauté éthérée, vierge, rêvant de devenir religieuse, dans la ville de «X». Elle portait le prénom évocateur de Blanche. Ses parents adoptifs l'entouraient de leurs soins attentionnés. Cela rappelait autant les filins américains mettant en scène des orphelines que l'histoire de Blanche. Celles-là épousaient toujours le prince charmant à la fin, après avoir traversé bien des drames.
Les choses se terminaient très mal dans le cas de cette héroïne. Des jeunes gens de bonnes familles l'avaient remarquée lors d'un pique-nique, ils avaient multiplié les avances à son endroit. Germaine lui avait déjà parlé du pique-nique avec la chorale, près de la rivière Montmorency.
— C'est vrai, cette histoire de jeunes gars riches qui l'auraient approchée à cette occasion? demanda-t-il.
— Bien sûr que non. Les seuls hommes présents étaient les membres de la chorale. Personne n'est riche parmi eux.
— Mais à part vos camarades, tu n'as remarqué personne ? Aucun inconnu ne tournait autour de votre groupe ? Blanche n'a parlé à aucun individu un peu louche ?
Elle demeura silencieuse, soucieuse de rallier ses souvenirs.
— Non. Nous n'étions pas seuls sur les lieux, évidemment. Mais je ne me rappelle rien de particulier.
— En aucun moment, elle ne s'est éloignée ?
— Peut-être pour aller aux toilettes. Elle a été près de John et moi du début à la fin de la journée, sans s'absenter plus de quelques minutes.
En continuant sa lecture, Renaud sut pourquoi Germaine s'était sentie désemparée. Selon l'auteur, ces jeunes gens riches formaient le Club des vampires, un groupe de dépravés. Il comptait parmi ses membres une jeune femme disposée à participer à toutes les débauches. C'était aussi une amie de Blanche, sa meilleure amie en fait. Les garçons l'avaient chargée de la convaincre de céder à leurs avances. Appelée Julie dans la brochure, elle
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