Haute-Ville, Basse-Ville
internée et qui lui-même, je crois, a été placé en institution...
— Oh! Tu lis aussi les biographies de vedettes...
Elle eut un petit air impatient, comme avec un élève têtu. Il se croisa les doigts et se fit attentif.
— C'est tout de même un prétexte. Comme ces histoires d'amour tourmentées dans les autres films. Tu n'as jamais remarqué, il joue toujours la même histoire? Le même costume, le même chapeau, le même personnage en fait, d'un film à l'autre.
— Bien sûr que j'ai remarqué. La recette fonctionne très bien, pourquoi changerait-il ?
Elle le traitait comme l'idiot de la classe, songea le notable.
— C'est vrai que tu peux être cynique. Je préférais le naïf. Si tu veux voir les choses de cette façon, tu as raison. Si cela a fonctionné une fois, recommençons jusqu'à ce que cela ne paie plus. Comme je suis plutôt une bonne fille, je lui laisse le bénéfice du doute. Il exprime un message très simple, toujours le même dans différents contextes, toujours avec humour, parce que cela doit lui plaire, comme cela plaît aux spectateurs à qui il s'adresse.
— Quel est ce mystérieux message que je dois être le seul à ne pas comprendre? demanda Renaud, cette fois un peu intrigué.
— Que cela vaut la peine d'affronter les riches, les puissants. De petites victoires demeurent possibles. Dans chaque histoire, un petit vagabond voit ses droits, plus précisément son droit d'être heureux, être bafoués par les détenteurs du pouvoir. Dans le film que nous venons de voir, les puissants, ce sont les grosses dames de l'orphelinat, les juges, les policiers. Les mêmes personnes reviennent dans tous ses films, avec de petites variantes. Tu as certainement remarqué que les gens entassés au parterre ont plus de plaisir que ceux de la mezzanine. Ce n'est pas nécessairement à cause de leur vulgarité qu'ils rient plus fort.
Renaud fit un petit signe d'assentiment, fasciné. Elle continua :
— Quand il donne un coup de pied ou un coup de poing à ces représentants du pouvoir qui les écrasent, les petites gens rient. Eux n'habitent pas la Haute-Ville. Ils pensent a quelqu'un à qui ils voudraient donner un coup de pied au cul. Quand Chariot le fait, tout le monde le fait avec lui. Les gens des balcons ne comprennent pas combien il est facile de détester les personnes qui placent les enfants dans les orphelinats, combien il est amusant de voir un vagabond leur donner un bon coup de pied.
C'était un bien long exposé. Plein de bon sens, Renaud le savait bien. Trois heures plus tôt il craignait qu'elle ne lui fasse honte avec des vêtements indécents. Elle retenait l'attention des personnes attablées près d'eux avec un exposé de gauche et des gros mots murmurés. Non seulement elle lisait, une activité à la portée de la première imbécile venue, mais elle comprenait. Il ne trouva rien de mieux que de répliquer :
— Il n'est pas nécessaire de vivre dans la Basse-Ville pour avoir envie de donner des coups de pied.
— C'est vrai. Tu as connu de nombreux malheurs ces derniers temps. Tu les donnerais à qui, tes coups de pied ? Tu as le choix entre trois femmes et un homme ? Deux hommes ? Ceux qui ont pris tes femmes ?
Elle avait dit cela à voix très basse.
— Je pense être le seul à mériter des coups, dans mon histoire, déclara Renaud avec un sourire un peu triste.
— Je suis contente de te l'entendre dire. Cela doit être le commencement de la sagesse.
Le joli visage exprimait une certaine sévérité. Elle continua :
— Cependant, tu devrais aller coudre des semelles de chaussure dans une des manufactures du bas de la ville, dans lesquelles tu dois posséder des actions, d'ailleurs. Le pied te démangera pour des raisons autrement plus sérieuses que ton amour-propre froissé. Encore mieux, imagine être la personne condamnée à cinq mois de prison pour avoir donné un coup sur le nez du scab qui t'a volé cet emploi misérable. Ces jours-ci, les ouvriers condamnés l'été dernier sortent enfin du cachot.
— Je ne suis pas idiot au point d'ignorer ce qu'est la vraie misère, ajouta Renaud en se sentant un peu mal à l'aise.
Il ne possédait pas de ces actions, mais l'argent reçu en héritage de son père venait en partie des usines de chaussures.
— Si tu l'étais, je ne serais pas assise en face de toi.
Elle lui offrit un petit sourire très gentil,
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