Haute-Ville, Basse-Ville
s'époumonait de son côté pour faire bouger ses hommes. Ils restaient là, hypnotisés en quelque sorte.
Finalement, il se tourna vers le soldat le plus près de lui pour dire :
— Tue-le.
L'autre tourna de grands yeux vers lui, interloqué.
— Tue Timmy. Il va crever de toute façon, ses tripes traînent dans la boue. Mets un terme à ses souffrances.
Le soldat le regarda un long moment, écœuré. Puis il jeta son arme à ses pieds, se leva, courut vers son camarade en zigzaguant. Une volée de balles le faucha lui aussi.
Renaud ne pouvait atteindre sa cible avec son revolver. Il prit la carabine abandonnée et mit Jordan en joue. Celui-ci ne criait presque plus maintenant, mais il pleurait bruyamment. Des larmes plein les yeux, l'officier pressa la détente. La balle perça le cœur du blessé. Il cessa de sangloter tout d'un coup, dans un hoquet, ouvrit de grands yeux surpris, puis s'affaissa.
— Suivez-moi, hurla Renaud en se levant à demi.
Il se dirigea vers la gauche, plié en deux, indifférent aux balles qui sifflaient autour de lui, jusqu'à ce qu'un repli du terrain le mette à l'abri du tir de la mitrailleuse. Tous ses hommes encore vivants suivaient.
Renaud se dressa tout d'un coup dans son lit, haletant, le cœur cognant dans sa poitrine. Il lui fallut deux ou trois minutes pour bien se rappeler que ces événements s'étaient déroulés neuf ans plus tôt. Ce jour-là, il avait conduit le reste de son peloton dans un repli du sol pour prendre la mitrailleuse à revers et la détruire. A la fin de la journée, moins du quart des hommes entraînés hors de la tranchée demeuraient valides. Parmi les pertes, plusieurs étaient blessés, les autres commençaient à régaler les rats. Ce soir-là, il avait passé des heures à écrire des lettres aux parents des victimes. Il avait insisté sur le courage de Timmy dans la lettre envoyée à son père. Quelques semaines plus tard, le lieutenant Daigle recevait une médaille pour son courage sous le feu ennemi. Depuis, Jordan hantait ses rêves au moins une fois par semaine. Il avait espéré laisser ses fantômes derrière lui en quittant l'Angleterre. Ils l'avaient suivi.
Le lendemain était un dimanche : ce jour passait en général deux fois plus lentement que les autres. Quoique Renaud comprît ses compatriotes d'aller à la messe, même aux vêpres, pour tromper leur ennui, il espérait ne jamais devoir se résoudre à cet expédient. Aussi les heures s'écoulèrent à classer ses livres sur les étagères - cela aurait pu se faire plus rapidement, mais l'homme les ouvrait sans cesse pour lire des passages plus ou moins longs -, à ranger ses innombrables photos dans de grandes chemises brunes. Il avait de nombreux bibelots: petites statuettes de l'Antiquité, peut-être fausses, trouvées dans des bazars, reproductions de pièces célèbres réalisées avec un soin appliqué par les grands musées européens. Certains objets étaient moins rassurants. Il possédait toujours son arme de service d'officier de l'armée britannique, un .38, et un Luger Parabellum allemand pris sur un cadavre, après une bataille dont il avait été tout surpris de sortir vivant. Il les rangea soigneusement dans la garde-robe de sa chambre à coucher.
À quatre heures de l'après-midi, il se trouvait bien installé. Son seul regret serait de dormir encore ce soir-là sur son matelas, son imperméable en guise de couverture, car les draps manquaient toujours. Ce dimanche, il inaugura un rituel qui ferait de lui un familier de tous les petits restaurants de Québec : il alla souper dehors, un livre sous le bras. C'était une habitude propre aux vieux garçons. L'homme avait du mal à prendre ce dernier repas de la journée seul dans son appartement.
Le lendemain, il put régler les derniers détails de son installation. Il lui fallait compléter sa literie bien sûr, mais aussi trouver une radio d'excellente qualité, un phonographe et une série appréciable de disques 78 tours. Avec cela, les longues soirées d'hiver ne seraient pas trop monotones. Cette pensée le réconciliait un peu avec son retour à Québec.
Gagnon se résolut à rendre visite au père le lundi matin. La Ford noire du policier s'attarda dans les rues de Stadacona.
L'endroit ressemblait plus à un village qu'à un quartier ouvrier, même si le tramway se rendait jusque-là. Les lieux paraissaient déserts sous le soleil. Après être resté un moment dans le véhicule
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