Haute-Ville, Basse-Ville
régler la difficulté. On commence par des avertissements bien sentis. A la limite, on peut le faire interner dans un asile si le trouble-fête est un adulte, à l'école de réforme ou même dans un orphelinat s'il s'agit d'un adolescent turbulent.»
Gagnon savait aussi que, dans la plupart des cas, les familles arrivaient à gérer ces difficultés, écartant, neutralisant d'une quelconque façon les éléments perturbateurs. Mais certains ménages n'y arrivaient pas. Dans les municipalités, des services étaient en train de naître, dont les employées, les travailleuses sociales - on ne trouvait pas beaucoup d'hommes là-dedans -, s'efforçaient de policer les comportements, de taire disparaître les abus trop visibles. Personne n'était venu discipliner les Germain.
— Pour ses filles ? Personne n'est intervenu pour aider les filles? demanda Gagnon.
Le forgeron montrait sa surprise de devoir expliquer ces évidences au policier. Il répéta :
— Ce sont des affaires privées.
Il ajouta, après un moment:
— Bien sûr, je ne les ai jamais laissés approcher de mes filles, ou des amies de mes filles.
Depuis un moment, le forgeron jouait avec une grosse masse en fer. Il la lançait en l'air, la faisait tournoyer, puis la rattrapait par le manche. Ce jeu mettait en évidence un réseau impressionnant de muscles sur ses vieux bras. Ses filles à lui avaient dû se promener en toute sécurité dans le village.
Blanche n'avait personne parmi ses proches capable de voir à sa sécurité. Aussi se trouvait-elle la victime toute désignée. Elle le savait, elle se faisait discrète, silencieuse. C'était sans doute à Dieu, à la Vierge qu'elle demandait protection. Cela s'était montré bien moins efficace que les gros bras d'un forgeron. Gagnon lui demanda encore :
— Les fils Germain, que font-ils dans la vie ?
Le forgeron hésita un moment.
— Vous ne le savez pas ? commença-t-il. Il paraît qu'ils ont un petit commerce bien prospère, entre Lac-Mégantic et des petits villages des States. Il y a plein de chemins discrets, ouverts par les compagnies forestières, pour passer d'un côté à l'autre de la frontière.
Bien sûr, Gagnon savait, ou à tout le moins se doutait. Les Etats-Unis vivaient toujours sous le régime de la prohibition. Alors, toutes les petites routes mal surveillées entre les deux pays, de l'Atlantique au Pacifique - sans compter les cours d'eau -, étaient susceptibles de servir à la contrebande d'alcool. C'était une mine d'or pour tous les mauvais garçons, qui transportaient aux Etats-Unis les alcools fabriqués en Europe, mais aussi ceux des respectables distilleries canadiennes. C'était illégal, mais on ne pouvait mettre un policier à tous les mètres le long de la frontière. La vente de l'alcool était encore prohibée au Canada anglais. Cela ouvrait d'autres marchés aux audacieux petits entrepreneurs du Québec.
Quant à la belle province, elle avait mis fin dès 1921 à la prohibition décrétée par le fédéral en 1917 pour favoriser l'effort de guerre. Depuis, la Commission des liqueurs étanchait la soif des Québécois et rapportait de l'argent au gouvernement provincial, sous forme de taxes. L'absence de prohibition au Québec avait aussi donné un bon coup de main à l'industrie touristique: les Américains pouvaient siroter leur scotch en toute légalité, assis à la terrasse du Château Frontenac, tout en admirant le point de vue offert sur le fleuve et la rive sud. Voulant profiter de l'aubaine, le gouvernement du Québec facilitait la venue de ces touristes : les routes les plus carrossables de la province reliaient les assoiffés à des lieux plus cléments. Merci aux bons offices du ministre Trudel !
Gagnon échangea encore quelques mots avec le forgeron, le remercia, et retrouva son véhicule.
Chapitre 5
Gagnon s'était dit que, tant qu'à avoir commencé la journée avec un Germain, autant la terminer avec les autres. Il se rendit donc dans le quartier Saint-Sauveur. La rue de la Petite-Hermine était une courte impasse, où se trouvaient quelques hangars, mais aucune maison digne de ce nom. Tout au fond, un hangar un peu plus grand - un petit entrepôt en fait - servait de logis aux trois frères. La plupart des fenêtres étaient aveuglées avec des feuilles de papier journal jaunies, Gagnon doutait que ce fut pour protéger l'intimité domestique de ces trois lascars. Ils avaient d'autres choses à cacher. Un
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