Haute-Ville, Basse-Ville
peu près épargnées. Le coroner expliqua avec beaucoup de délicatesse que la nature des informations devant être dévoilées pouvait avoir le plus mauvais effet sur le sexe faible. Aussi pria-t-il les dames de sortir. Il y eut quelques protestations à demi formulées, de nombreuses hésitations, mais elles durent finalement quitter les lieux.
Le magistrat leur donna l'assurance de retrouver leur place aussitôt l'exposé du docteur terminé. En conséquence, personne parmi les hommes se massant dans le corridor ne s'élança pour s'emparer des chaises laissées vacantes. Cela leur fut peut-être une mince consolation.
Quoique la rumeur publique avait permis de connaître l'état du cadavre, la manière clinique dont le docteur décrivait les choses ajoutait peut-être à l'horreur:
— La victime a été battue, répondit-il à la question du coroner. Elle portait de nombreuses ecchymoses. Ces coups ont pu la plonger dans l'inconscience, mais il est peu probable qu'ils aient été mortels. Elle semble avoir rendu l'âme au bout de son sang. Son sexe et son anus ont été déchirés par un objet volumineux, d'un diamètre de huit centimètres peut-être. Bien sûr, elle est morte des suites de tous ces mauvais traitements. Toutefois, l'état de putréfaction avancé du cadavre m'empêche d'être catégorique sur la cause du décès.
Le coroner insista pour savoir quand la jeune femme était décédée. Encore une fois, le docteur Grégoire ne put être aussi précis qu'il l'aurait voulu :
— Au moins vingt-quatre heures avant le moment de la découverte du corps. Cela nous ramènerait au mercredi, dans l'après-midi. Mais cela peut tout aussi bien être quarante-huit heures. Je me fie à son état de putréfaction. Vous vous rappelez, sans doute combien il faisait chaud au milieu de la semaine dernière.
Que ce soit à propos des sévices infligés - la pointe des seins déchirés vraisemblablement avec les dents avait suscité les murmures les plus dégoûtés -, les endroits du corps où se trouvaient les ecchymoses et les abrasions, la description de l'état du sexe et de l'anus, le docteur y allait de détails précis. Puis vint la question la plus importante, celle qui hantait les esprits de toutes les bonnes gens présentes: la jeune fille avait-elle été violée ?
— Dans l'état où se trouvait le cadavre, comment voulez-vous que je le sache ? fit le docteur d'une voix bourrue. Son entrejambe n'était plus qu'une seule grande plaie béante, sans compter l'effet de la putréfaction. Il y a eu rapport sexuel cependant, car il y avait des traces de sperme, ajouta-t-il plus doucement.
On le remercia de son compte rendu, puis les femmes purent revenir dans la salle. Elles étaient un peu plus pâles qu'en sortant. Reléguées à l'autre bout du couloir, elles avaient eu droit aux informations transmises de bouche à oreille. Aux violences réelles s'en ajoutaient d'autres, dues à l'imagination de ceux par qui transitaient les renseignements : comme elles se trouvaient à la toute fin de ce réseau, elles recevaient les échos d'une boucherie effroyable.
Les témoignages suivants ne semblaient pas d'une absolue nécessité. On vit d'abord l'ineffable curé Melançon livrer un témoignage touchant sur la moralité sans reproche de la victime. Il insista lourdement sur son rêve de se faire religieuse, ce qui, tout de suite après la description détaillée des tortures subies, frappait encore plus les esprits. Tout le monde dans la salle eut bientôt l'intime conviction que le Québec verrait une sainte s'ajouter aux martyrs canadiens, ces religieux victimes des infidèles au XVII e siècle. Le prêtre ne put s'empêcher, malgré un énorme effort de volonté, de terminer en disant:
— Certains parmi vous doutent peut-être de son caractère. Soyez assurés que, si elle n'avait pas été chaste et pure, elle aurait cédé et serait encore vivante aujourd'hui. Sa mort, après des sévices épouvantables, témoigne avec éloquence de sa vertu.
Le lieutenant Gagnon se sentit écœuré de cette réédition du sermon entendu au presbytère. Il serait repris par tous les journaux pendant les jours à venir.
Encouragé par de nombreux signes de tête de l'avocat, le jeune commis put enfin venir dire qu'il n'était pas l'ami de cœur de la victime. Il la connaissait car ils étaient membres de la même chorale. Le commis précisa ne pas avoir vu la jeune fille le jour de la
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