Haute-Ville, Basse-Ville
sourire :
— Il est étudiant à la faculté de droit. Il a déjà deux ans de fait.
— Je viens tout juste de signer un contrat avec le recteur. Je vais donner le cours de droit constitutionnel.
— C'est donc vrai, que tu es devenu savant.
Les deux éclatèrent de rire. Le personnel de la salle à manger respira mieux: la clientèle commençait à se faire nombreuse, elle n'aurait pas à se tordre le cou pour essayer de surveiller deux braillards tout en faisant mine de ne rien remarquer. Quand ils se quittèrent, tous les deux étaient heureux de cette rencontre. L'Europe avait du bon, se disait Bégin : ce gamin était revenu savant, cultivé et très poli. Quant à Daigle, il trouvait que ce vieil homme était bien sympathique, malgré ses idées absolument rétrogrades sur tous les sujets importants. Il ne s'inquiéta qu'à la toute fin, quand l'autre lui confia en le quittant:
— Je vais t'arranger une rencontre avec les gens importants du Parti libéral... Tu es bien libéral, comme ton père? De cette façon tu auras l'occasion de te faire un avenir.
Il se trouvait embrigadé, en quelque sorte.
Le lendemain matin, Daigle se trouvait à la porte d'une petite salle du palais de justice. Selon les journaux, l'enquête du coroner sur la mort de Blanche Girard devait se tenir ce jour-là. Cette procédure fournissait l'occasion, pour l'appareil judiciaire, de faire le point sur une mort suspecte et de tirer ses premières conclusions. Il n'était pas le seul à ressentir une curiosité malsaine, à en juger par la foule massée dans le corridor avec l'espoir d'avoir une place sur les banquettes delà petite salle.
Quand les portes s'ouvrirent enfin vers neuf heures, il devint clair que tout le monde ne trouverait pas à entrer. Renaud insista pour se présenter auprès du portier comme «maître Daigle, professeur à la faculté de droit de l'Université Laval». Bien que son visage fût encore tout à fait inconnu dans les couloirs du palais de justice, cela suffit à lui valoir d'entrer parmi les premiers, avec d'autres avocats. Il se trouva d'ailleurs parmi eux d'un côté de la salle : il put serrer plusieurs mains et distribuer quelques-unes de ses cartes professionnelles. Il devait expliquer qu'il habitait au Morency : il n'avait pas encore reçu ses dernières cartes, portant son numéro de téléphone et son adresse. Ses nouveaux «collègues» le regardaient un peu de travers, supputant les dangers que pouvait faire courir un avocat formé en Angleterre sur leur clientèle déjà peu abondante.
Le reste de la salle s'emplit en quelques minutes. La préséance allait aux personnes les plus richement vêtues, dans lesquelles les portiers reconnaissaient spontanément des personnes de la bonne société. Il y eut bien plusieurs «Mais j'étais là avant! » - comme au moment où Renaud était entré d'ailleurs -, mais le rang dans la file d'attente ne l'emportait pas sur celui de la hiérarchie de la petite ville. Quand quatre-vingts personnes se furent entassées dans la salle, il en restait encore autant dans le corridor. Bons princes, les portiers décidèrent de leur permettre de rester là: si elles avaient l'oreille fine, elles pourraient entendre ce qui se passait à l'intérieur. Sinon, des volontaires répéteraient les paroles prononcées jusqu'aux derniers rangs.
Quand le coroner, un vieux monsieur grisonnant, entra, tout le monde se leva. Le magistrat attendit que le silence revienne. Puis chacun put se rasseoir et la procédure commença. Pendant la présentation des faits relatifs à l'affaire par le coroner, Renaud examina les curieux autour de lui. Il y avait une bonne moitié de femmes, allant de la jeune couventine à la vieille rombière. Quant aux hommes, ils
se partageaient équitablement entre les jeunes gens et les vieillards, si l'on exceptait la brochette d'avocats. Les personnes entre ces deux extrêmes devaient être au travail.
Le premier témoin à se présenter fut le père de la jeune fille assassinée. Tout le monde prit d'abord pour une peine immense la rage sourde étouffant le vieillard. Puis vint du corridor, dans un murmure, la nouvelle que ses trois garçons avaient été arrêtés la veille. Les soupçons de la police pesaient sur eux. Le capital de sympathie des spectateurs à l'égard du bonhomme fondit aussitôt. On le reconnut pour ce qu'il était : non pas un parent en pleurs, mais une brute
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