Haute-Ville, Basse-Ville
commande. En 1917, nos compatriotes de langue anglaise nous demandaient de partager leur fardeau. Ils disaient «partager le prix du sang». De notre côté, nous considérions de notre devoir de mettre en premier la nationalité canadienne-française en ne nous aventurant pas sur des champs de bataille étrangers, dans un conflit dont nous n'avions que faire.
Daigle reconnaissait là les arguments d'Henri Bourassa, ressassés dans les pages du journal Le Devoir. Thomas Lavigerie, avec un sens de la formule percutante, écrivait que les Canadiens français avaient bien plus à craindre, pour leur survie, des Canadiens anglais qui fermaient les écoles françaises dans les provinces où ils étaient majoritaires que des Allemands ou des Autrichiens. A moins de souhaiter se faire des ennemis de tous ces gens, Renaud ne pouvait qu'acquiescer à cette analyse d'un signe de tête, tout en contemplant son potage.
— Tout de même, vous avez fait preuve de beaucoup de courage dans l'accomplissement de ce que vous conceviez comme votre devoir, conclut le maître de la maison.
Antoine Trudel regardait ses médailles. Renaud ne fut pas sans remarquer la nuance dans sa phrase.
— Certaines ont été distribuées à la caisse, à tous ceux qui étaient au front. Les autres ont récompensé des actions commencées sans réfléchir, et terminées pour rester vivant, répondit-il le plus modestement possible.
Il se languissait de voir l'attention se porter sur quelqu'un d'autre.
Armand Bégin n'allait toutefois pas laisser passer l'occasion de chanter ses louanges :
— Renaud a été blessé à trois reprises, en moins d'un an sur le front, fit-il.
Comme si être blessé présentait un mérite particulier! Un murmure d'appréciation parcourut la salle à manger. Même les plus isolationnistes devaient convenir qu'il fallait un réel courage pour faire face au feu de l'ennemi.
La conversation porta enfin sur des personnes connues du trio de vieux messieurs. Ceux-ci se trouvaient au bout le plus noble de la table, avec leurs épouses, tout près de leur hôte. Venaient ensuite, côte à côte, Elise et Renaud, avec en face Henri et Helen. Michel et Claude fermaient la table, en quelque sorte. Trois domestiques servaient la douzaine de convives. La salle à manger était riche, le repas aussi.
Les convives placés en haut de la table s'échangeaient des informations sur des amis communs. Elise se tourna vers Renaud pour lui demander :
— Vous avez été blessé gravement ?
Une inquiétude semblait percer dans sa voix. «Mon Dieu, veut-elle savoir si je présente encore un parti acceptable, c'est-à-dire avec tous mes morceaux?» Il répondit gaiement :
— Assez gravement pour quitter le front, assez légèrement pour être encore ici, ce qui est encore plus heureux.
Les yeux de sa voisine exprimèrent de la compassion. Le vétéran ne s'en tirerait pas aussi facilement, il devrait s'expliquer. Le jeune homme précisa donc à mi-voix, car il sentait toutes les oreilles se tendre alors que les conversations restaient comme suspendues :
— J'ai reçu un éclat d'obus, un shrapnell en allemand, dans la cuisse. L'incident m'a valu un bon six semaines à l'arrière. J'ai aussi reçu une balle dans le flanc droit. Cette fois-là, je fus très chanceux car aucun organe n'avait été touché. J'en ai été quitte pour un autre séjour de six semaines dans un hôpital militaire. Dans l'ensemble, je m'en suis assez bien sorti : sauf des tiraillements dans la cuisse quand le temps est à l'orage, je suis indemne.
Une question brûlait encore dans les yeux d'Elise, mais Helen osa la formuler à haute voix, de l'autre côté de la table :
— Monsieur Bégin a parlé de trois blessures. Vous en avez oublié une.
En revenant à Québec, résolut Renaud à ce moment, il commanderait un nouvel habit de soirée pour faire oublier son passé militaire. Il lui répugnait d'aborder ainsi des sujets intimes pour satisfaire leur curiosité. Ce soir, il ne pouvait y échapper :
— Les deux premières fois, je suis retourné au front une fois guéri. La troisième fois, c'était au printemps de 1916, j'ai été pris dans une attaque au gaz. J'ai pu sortir de la tranchée suffisamment vite pour ne pas mourir au fond. Mais j'en ai avalé assez pour me retrouver aveugle pendant quelques semaines, avec de graves difficultés respiratoires. Cette fois, l'armée m'a renvoyé à mes études,
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