Haute-Ville, Basse-Ville
faisant le service entre Québec et La Malbaie.
— Sur une longue période, ce serait impossible. La civilisation s'effondrerait, poursuivit-elle, imaginant le pays sans enfants.
— Je suis bien de votre avis, répondit prudemment Renaud, mais si les femmes britanniques ont pu faire fonctionner leur pays pendant quatre ans, elles peuvent sans doute, sans trahir leurs devoirs familiaux, aller voter une fois tous les quatre ans. Et je suppose que les femmes d'ici peuvent faire aussi bien que les Britanniques à ce chapitre.
Il était assez fier de cette récupération nationaliste.
— De toute façon, trancha le père Trudel, les hommes ne peuvent pas tous prétendre avoir la compétence pour voter sagement: certains penchent encore du côté conservateur. Peut-être faudrait-il limiter le droit de suffrage aux seuls libéraux, hommes et femmes ?
Pour détendre un peu l'atmosphère, chacun convint de rire de la boutade.
— Papa ne plaisante pas, renchérit Henri. C'est là le problème. Actuellement, les hommes votent en majorité libéral. Les femmes sont attentives aux enseignements de l'Eglise. Et l'Eglise du Québec appuie les conservateurs, tout comme elle est contre le suffrage des femmes. En refusant le droit de vote aux femmes, Descôteaux fait plaisir à l'Eglise, alors que certaines de nos politiques, comme la création de la Commission des liqueurs, par exemple, la mettent en colère.
Ce constat ralliait tous les convives. Les libéraux souffraient encore d'une sourde opposition de la part du clergé. Le jeune homme de la maison continua :
— Le premier ministre est assez fin politique pour savoir qu'en donnant le droit de vote aux femmes il se mettrait encore plus les curés à dos. L'Eglise voudrait sans doute riposter en demandant aux femmes de voter conservateur. Le pauvre homme ne veut sans doute pas créer un nouvel électorat qui lui ferait perdre les élections.
— Mais les femmes reconnaissantes voteraient libéral, argua Elise, reprenant là une discussion très ancienne entre son frère et elle.
— Le jour où Descôteaux sera certain d'augmenter la proportion du vote libéral, il va donner le droit de vote aux femmes, cela
malgré l'opposition de toutes les soutanes du Québec.
Antoine Trudel acquiesça aux paroles de son fils avec l'air de dire : «Vous voyez pourquoi le gamin sera premier ministre un jour : il comprend ces choses-là ! » A l'autre extrémité de la table, Romuald Lafrance murmura :
— Elles ne sont pas assez intelligentes pour voter.
Tout le monde fut assez intelligent, hommes et femmes, pour faire semblant de n'avoir rien entendu. Même son père.
Après les trois premiers services passés à contourner les écueils posés par les sujets de conversation délicats, on réussit à traverser le reste du repas sans prêter flanc à la controverse. Renaud se surprit même à parler horticulture avec madame Trudel : c'est dire combien il savait être charmant.
On en vint au moment où hommes et femmes se séparèrent. Les premiers se dirigèrent alors vers la bibliothèque, ou ce qui pouvait en tenir lieu. Ce serait en l'occurrence le grand bureau du maître de la maison. Ils se retrouvèrent tous, jeunes et vieux, dans de profonds fauteuils de cuir, un verre de porto ou de cognac à la main. Pour Renaud, ce fut un porto. Non seulement il ne fumait pas, mais il regretta que personne ne lui demande si la fumée le dérangeait. Depuis que le gaz moutarde avait atteint ses poumons, l'air lui manquait sans cesse. Le malaise empirait dans une pièce où six hommes tiraient sur de gros cigares malodorants.
Après un moment, Armand Bégin ne put s'empêcher de se pencher vers l'invité pour lui demander :
— Mon jeune ami, penses-tu vraiment que les femmes devraient aussi accéder aux professions ? Certaines, de ces... suffragettes, c'est ça, certaines de ces suffragettes le revendiquent.
Renaud flaira le danger, car toutes les oreilles se tendaient. Aussi voulut-il faire preuve de la plus grande prudence :
— Ce ne serait pas possible pour une grande proportion d'entre elles. L'exercice d'une profession se combinerait trop difficilement avec le soin des enfants. Mais nous avons déjà des enseignantes, des infirmières, alors pourquoi pas aussi quelques médecins? Vous savez, il y a des moments où les femmes aimeraient consulter une autre femme. Je ne parle pas d'un rhume ou d'un doigt cassé,
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