Haute-Ville, Basse-Ville

salle à manger. Tout le monde se trouvait déjà là, comme il s'y attendait. Il attira des regards appuyés. Finalement, dès que les convives furent assis, le maître de la maison fit observer :
    —    Vous ne portez pas un uniforme d'un régiment canadien, à ce que je vois.
    —    L'armée anglaise recrutait très activement sur les campus.
    —    Vous n'êtes plus militaire, maintenant ? demanda Elise.
    La jeune femme paraissait s'inquiéter de son statut.
    —    Après avoir été démobilisé, je suis resté dans la réserve. J'ai toujours mon grade de lieutenant. Dans l'éventualité d'un nouveau conflit, si l'on jugeait avoir besoin de moi, on pourrait me rappeler. À mon âge, ce serait plutôt étonnant.
    —    De ce côté-ci de l'Atlantique, les Canadiens français ne se sont pas sentis appelés par l'aventure militaire, fit observer Arthur Lafrance.
    À son ton, l'idée de s'enrôler devait l'avoir particulièrement répugné.
    —    Je sais. J'ai beaucoup lu sur ces jeunes gens inscrits au Grand Séminaire, ou cachés dans les bois pour éviter la conscription. Il est peut-être plus facile de ce côté-ci de l'Atlantique de ne pas se sentir interpellé par les grands mouvements de l'histoire.
    Renaud sut que cela faisait très pédant avant d'avoir terminé la phrase.
    —    Plus simplement, ce conflit ne nous concernait pas, intervint Henri Trudel.
    —    C'est un point de vue. Moi-même, je ne puis pas dire que je me sentais le devoir de défendre l'Empire britannique. Vous seriez cependant surpris de l'efficacité de la propagande. À force d'entendre les appels pour défendre la civilisation face aux hordes de Huns, on finit par y croire. Surtout, tous nos amis partent, les uns après les autres. Quand l'année académique a commencé, en 1914, nous étions une centaine peut-être en première année de droit. Quand je me suis engagé à l'été de 1915, il en restait tout au plus quarante.
    —    Vous vouliez faire comme les autres? continua Henri.
    La question contenait une dose d'ironie. Renaud préféra mesurer sa réponse :
    —    Pas dans le sens où vous le dites, quoique chacun d'entre nous fait toujours comme les autres, à part d'infimes variantes. Quand les camarades reviennent blessés, quand la liste des morts s'allonge sur les tableaux d'honneur de tous les collèges et de toutes les universités, il devient odieux de rester derrière, à préparer une petite carrière d'avocat.
    La remarque amena une légère crispation sur les visages de tous les convives.
    —    Alors vint un moment où je me suis engagé pour partager le fardeau avec les camarades. Si j'avais vécu dans un milieu où se sauver de la conscription était perçu comme honorable, j'aurais sans doute fait la même chose. Là-bas, l'honneur exigeait de s'engager. C'est un curieux sentiment, l'honneur, ou le sens du devoir, qui est son pendant.
    —    Un sentiment bien masculin, remarqua Helen McPhail.
    —    Etes-vous certaine que ce soit exclusivement masculin ? J'ai pourtant l'impression que les femmes sont très sensibles aux questions d'honneur, répondit Renaud dans un sourire.
    Le port de cet uniforme n'était pas sa meilleure trouvaille. La province avait farouchement défendu son isolationnisme pendant la guerre. L'adoption de la conscription avait entraîné des émeutes dans les rues de Québec et de Montréal. Il y avait eu quelques morts à Québec quand l'armée avait ouvert le feu sur la foule. En Angleterre comme au Canada anglais, porter son uniforme se serait révélé la chose la plus naturelle, et ceux qui ne pouvaient en faire autant en auraient ressenti de la honte. Il n'en allait pas ainsi au Québec.
    —    Vous conviendrez tout de même que l'idée d'honneur, chez les femmes, obéit moins aux hymnes guerriers que chez les hommes, fit observer Elise pour rompre un silence devenu pesant.
    —J'en conviens très volontiers, répondit-il avec le même sourire, si vous l'affirmez. Toutefois, les jeunes Anglaises se plantaient au coin des rues pour distribuer des plumes de poulet aux garçons de leur âge refusant de s'enrôler. Ceux-là vivront toute leur vie avec une réputation de lâcheté.
    Cette dernière précision troubla tout le monde. Armand Bégin prit sur lui de rappeler les divers points de vue.
    —    Chacun ici convient de l'importance de faire son devoir. Une difficulté demeure : on ne s'entend pas sur ce que celui-ci