Haute-Ville, Basse-Ville
plus calme, lors de notre rencontre. Cela lui a donné un sale coup. Tous deux m'ont juré de se taire.
— Tu penses que l'un d'eux a pu faire cela ? insista le fils du ministre.
Il faisait allusion au meurtre.
— Il y a un mois, j'aurais dit qu'aucun de nous six ne pouvait participer à un viol. Alors un meurtre ! Moi moins que tous les autres. Saint-Amant n'a jamais fait preuve de violence.
— Tandis que Marceau..., poursuivit l'autre.
— Il avait l'air terriblement fier d'avoir battu ce gars, au Chat. Je le connais depuis nos années de collège. Il peut tomber dans des rages aveugles. Les élèves ont fini par arrêter de le harceler à propos de ses aventures avec les religieux parce qu'il leur faisait peur. Quand je pense à lui, le viol m'étonne plus que le meurtre. Quand il sort de ses gonds...
Le silence s'installa entre eux, lourd, inconfortable.
Michel Bégin voulait se justifier, expliquer encore que cela avait commencé comme un jeu cruel : ils la touchaient, et elle criait. Puis Lafrance et Fitzpatrick s'étaient mis en tête de la dévêtir. Lui et Saint-Amant la retenaient au moment du viol. À la fin, ils l'avaient fait aussi, comme dans un état second. Leur ivresse ne les excusait pas vraiment. Quant à Marceau, il avait d'abord regardé de loin, sans oser lever le petit doigt. Jusqu'à ce que Lafrance hurle dans sa direction :
— Hé ! Le puceau ! Tu te réserves pour ta nuit de noces ?
Le garçon s'était avancé, avait baissé son pantalon, puis...
Mais à quoi bon donner ces précisions ? Toutes ces explications ne diminuaient en rien la terrible culpabilité, surtout au plus profond de la nuit. Il baissa plutôt la tête en poussant un long soupir.
De son côté, Trudel préférait mettre l'assassinat au compte de Marceau, ou même de Fitzpatrick. Ces deux-là ne lui avaient jamais plu. Il en était là de ses réflexions quand il entendit claquer des portières à l'avant de la maison.
— Allons faire honneur au souper de ma mère, dit-il sans enthousiasme. Il y a une semaine qu'elle est sur le dos des domestiques à ce sujet.
« Quelles sont les règles dans un souper de la bonne société de Québec ? » se demandait encore Daigle en descendant de sa voiture.
L'habit de soirée faisait terriblement prétentieux à La Malbaie, trouvait-il, et surtout il ne savait pas s'il entrait encore dans le sien. Puis il faisait bien chaud engoncé là-dedans. Le visiteur avait finalement opté pour l'uniforme d'apparat d'officier de son régiment anglais. Evidemment, il s'en était fait couper un par un tailleur londonien: ceux fournis par l'armée paraissaient taillés par des aveugles. La couleur laissait à désirer, mais il y avait assez de dorures et de médailles pour impressionner la galerie. Le patriotisme compenserait l'absence de raffinement.
Pour ne pas avoir à se chercher une contenance, un verre à la main dans un salon rempli d'inconnus, il arriva à sept heures pile. Avec un peu de chance, on passerait à table tout de suite. Le visiteur se demanda bien sûr si arriver le dernier ne serait pas perçu comme présomptueux: cela signifiait que malgré des occupations nombreuses, il avait finalement réussi à se libérer pour des hôtes aussi charmants.
Toutes les voitures aperçues l'après-midi étaient de retour, hormis celle des Fitzpatrick. Quand il sonna, Elise Trudel vint lui ouvrir. Elle le détailla de la tête aux pieds et décréta en prenant son képi et ses gants :
— Vous faites terriblement martial, monsieur Daigle.
Il l'examina lui aussi et se demanda un moment s'il n'allait pas lui retourner le compliment: elle s'était équipée pour la bataille. Ses cheveux étaient relevés en une construction compliquée, montrant un cou et des oreilles parfaits. Sa robe longue dégageait une quantité d'épaules et de poitrine impressionnante, tout juste à la limite du bon goût. Elle présentait les seins généreux d'une fausse maigre. Plutôt que de risquer une remarque déplacée sur sa tenue, il lui murmura à l'oreille avec franchise :
— En fait, je ne savais pas quoi me mettre.
— Cela m'arrive parfois, confia-t-elle en riant. Dans ces cas-là, fit-elle plus bas, je n'arbore pas mes médailles. Il est vrai que les miennes sont moins impressionnantes. La Vierge, sainte Anne...
Elle le prit par le bras, se débarrassa de son couvre-chef dans les mains d'une servante, et le conduisit vers la
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