Helvétie
à rire.
– Serais-tu jaloux, Martin ?
– Si j’avais dû être jaloux, tu sais bien de qui je le serais, Charlotte. Flora n’a aucune part à ça.
C’était la façon du poète de rappeler parfois à l’amie la pérennité de ses sentiments. De lui faire savoir aussi qu’en portant un enfant de Guillaume elle aggravait la déréliction de l’ancien rival.
– Cesse de ressasser le passé, Martin. Je suis certaine que Flora n’attend qu’un mot de toi pour oublier le sien, comme tu dois oublier le tien, qui n’est pas si tragique. Crois-moi, elle a pour toi de tendres sentiments et une grande admiration. Et, dis-moi, n’est-elle pas belle fille et d’un fort caractère, et pourvue de toutes les qualités qu’un homme peut vouloir chez une épouse ?
– Flora est une sorcière. Cela se voit à ses yeux et à ses mains, nerveuses et sèches. Inutile de faire l’article, Charlotte. Si je devais définir le sentiment qu’elle m’inspire, je dirais que c’est la peur, oui, la peur !
– Eh bien ! Pauvre Flora ! Une sorcière qui fait peur au doux Martin Chantenoz ! Allez, je suis arrivée chez moi. Retourne à la fête. Fais danser la gentille sorcière, tu verras qu’elle a la peau douce et la taille souple, dit Charlotte dans un rire moqueur.
Chantenoz s’arrêta brusquement, à dix pas du seuil de la maison.
– Tu fais une piètre entremetteuse ! lança-t-il durement, ce qui augmenta l’hilarité de M me Métaz.
» Tu peux rire, te moquer. Eh bien, oui, je retourne au sabbat, pas pour danser avec Flora, non ! Pour me saouler avec les journaliers, clama-t-il en s’éloignant à grands pas, balançant ses bras maigres, remuant nerveusement la tête, une fois de plus meurtri, écartelé entre colère et désarroi.
La vendange rentrée, le vin nouveau mis en tonneau, l’automne qui roussit les vignes au repos fut, comme toujours au pays de Vaud, la belle saison intermédiaire. Ici plus qu’ailleurs autour du Léman, la nature prend son temps pour préparer sans heurts ni précipitation les voies de l’hiver qui s’empare des sommets et ferme les cols alpins. De soleils voilés en brumes matinales, de fraîcheurs vivifiantes en froids secs, de grosses pluies en neiges timides puis franches, la saison s’écoula et, quand vint Noël, la bise nettoya le ciel d’un grand souffle glacé. Sur fond bleu, les montagnes de Savoie se montrèrent parées d’une blancheur neuve ; au-dessus de la ville, le mont Pèlerin parut se hisser dans l’azur, tandis que les parchets inégaux et biscornus, uniformément dissimulés sous une épaisse bâche blanche, prenaient l’aspect lisse et ondoyant d’une cascade de crème glacée.
Les Métaz, quand l’état des routes le permettait, passaient les fêtes de fin d’année à Échallens, où Charlotte se rendait en compagnie de sa mère à la messe de minuit, tandis que son mari se morfondait. Le lendemain, Guillaume allait au temple entendre le sermon, car, depuis 1720, les représentants de la religion réformée avaient rétabli la célébration de la nativité du Christ. Si M me Rudmeyer goûtait peu cette ségrégation, ses voisins, catholiques ou protestants, mettant une sourdine à leur antagonisme sournois, citaient le couple veveysan en exemple. Les Métaz pratiquaient sans afféterie la tolérance sincère, qui eût dû inspirer les fidèles des deux communautés. Les rondeurs nouvelles de Charlotte ayant attiré l’attention, huguenots et papistes, qui ignoraient les clauses du contrat de mariage, se demandaient dans quelle religion serait élevé l’enfant à naître.
En rentrant à Vevey dans une tourmente de neige, les Métaz trouvèrent Martin Chantenoz encore plus sombre que d’habitude. Leur ami venait d’apprendre la mort, le 2 janvier à Zurich, de Johann Kaspar Lavater, l’écrivain suisse qu’il estimait le plus, parce qu’il avait le goût du merveilleux dans toutes ses manifestations sensibles, s’efforçait de concilier rationalisme et foi, prônait un humanisme tolérant où la pensée platonicienne avait sa part. Étudiant, Chantenoz avait fait plusieurs visites au pasteur Lavater, pour l’entendre parler de ses amis Goethe et Herder, avec qui il entretenait une correspondance suivie. L’écrivain lui avait même montré des lettres de l’auteur de Werther , un des livres de chevet de son jeune visiteur. Le Veveysan était assez fier de
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