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Helvétie

Helvétie

Titel: Helvétie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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lui apportaient plus de bien-être qu’une radieuse journée de printemps.
     
    Ses peintres préférés étaient Thomas Girtin – il possédait une gravure du fameux Bamburg Castel – George Romney, dont il avait acquis, à prix d’or, une aquarelle et encre noire représentant une assemblée de sorcières, John Robert Cozens, mort fou en 1797, peintre des solitudes géologiques, pour qui la montagne, avec ses ténébreux abîmes et ses hérissements terrifiants, n’était que ruine antédiluvienne, et surtout, le Suisse Caspar Wolf. Une aquatinte coloriée de cet artiste, Vue de la caverne du Dragon dans le canton d’Unterwalden , figurait dans la chambre de Martin.
     
    Blanchod, autodidacte rustique et proche de la terre, admirait l’érudition du poète mais ne concevait pas ses goûts ténébreux.
     
    – Tu es un solitaire ombreux. Tu fais de l’insignifiance de l’homme par rapport à la nature à la fois une désolation et une jouissance. Tu veux que je te dise, Martin, tu es un pervers ou un morbide !
     
    Flora Baldini, la seule femme dont le poète ne se méfiât pas et qui avait pour Chantenoz plus que de l’affection, reconnaissait que Martin ne voyait pas le monde comme le commun des mortels. D’ailleurs, n’avait-il pas « les yeux doublés d’âme » ? L’expression n’était pas de son cru, Flora l’avait entendu prononcer par une dame genevoise de passage à La Tour-de-Peilz.
     
    À ces considérations sur son attitude devant la vie et son interprétation métaphysique des paysages alpins, Martin répondait en citant Horace-Bénédict de Saussure, le géologue genevois, mort l’année précédente, qui avait traversé quatorze fois les Alpes par huit passages différents avant de gravir le mont Blanc : « L’âme s’élève, les vues de l’esprit semblent s’agrandir et, au milieu de ce majestueux silence, on croit entendre la voix de la nature et devenir le confident de ses opérations les plus secrètes. » Dans les stances de ses poèmes, dont Charlotte était la première lectrice, Martin Chantenoz s’efforçait de rendre la sensation de vertige intérieur que lui procurait la contemplation des ruines, mégalithes, éperons rocheux inaccessibles ou donjons anéantis par le temps.
     
    Bien qu’amoureux – admis et platonique – de Charlotte, Chantenoz reprochait à son amie d’enfance d’attacher une importance bourgeoise à l’opinion de gens qu’elle méprisait, regrettait qu’elle affichât des goûts mièvres en matière de littérature, une piété conventionnelle, une absence de curiosité pour les théories philosophiques nouvelles. Il s’étonnait aussi, mais là, sans le dire, que la jeune femme pût se satisfaire aussi aisément d’un époux qui ne pensait qu’aux affaires et à l’argent. Agrandir son vignoble, trouver du fret pour ses barques, imaginer de nouvelles industries, acquérir des terres et, fidèle à tous les offices, se montrer un protestant exemplaire avait, jusque-là, suffi au bonheur de cet homme réaliste. Incapable de trouver dans le jeu des idées la moindre jouissance intellectuelle, il n’en retenait que l’aspect pratique, concret, productif. Quand Chantenoz raillait ces dispositions affairistes, Guillaume, placide et certain de sa vertu, répondait en rappelant que Calvin avait reconnu aux hommes la liberté d’user des biens naturels que Dieu a créés ; que l’argent n’est pas une matière honteuse ; qu’on peut s’enrichir par le travail et les affaires ; enfin, que les choses ne sont ni bonnes ni mauvaises et que l’usage à en faire reste une question de conscience individuelle.
     
    À toutes les critiques qu’il formulait contre le mari de Charlotte, Chantenoz ajoutait maintenant une moquerie nouvelle. Depuis qu’il avait l’assurance d’être père, Guillaume Métaz se prenait pour un Phénix alors, allait répétant Martin, « que le premier imbécile venu peut faire un enfant à une femme ».
     

    La vendange de l’année 1800 se révéla abondante et de bonne qualité. D’abord, les coccinelles avaient été fidèles à leur mission : débarrasser les sarments des araignées microscopiques dont on savait, depuis peu, qu’elles s’introduisent sous l’écorce pour pomper la sève. Ensuite, la grêle et les orages dévastateurs avaient épargné le vignoble. Enfin, les pluies de fin septembre, alternant avec le soleil d’automne, avaient ballonné le grain et sucré la

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