Helvétie
Charlotte apercevait, par-delà les toits, le clocher de l’église Saint-François transformée en manège, le donjon, dernier vestige du château d’Ouchy, le lac et, au loin, les cimes savoyardes, elle ne voyait ni vignes ni champs, ni troupeaux meuglants ni paysans en sabots, bêche ou râteau à l’épaule. Ici, la nature devenait jardin discipliné, loin des espaces voués aux cultures vivrières. La verdure, les arbres, les buissons n’étaient qu’ornements agencés, la pomme de terre ne disputait point la place aux fleurs.
Charlotte voyait dans ce désistement, dans ce superbe gaspillage de terre cultivable, une superfluité, un luxe qui n’appartenait qu’à cette ville des collines où l’on ne faisait que monter et descendre. Elle aimait, par la rue de Bourg et la rue du Pont, se rendre dans le quartier de la Palud. Devant le vieil hôtel de ville, centre de la vie civique depuis le xvii e siècle, autour de la grande fontaine surmontée d’une statue de la Justice brandissant son glaive, elle surprenait parfois les mots crus que se lançaient les lavandières et les porteurs d’eau. Les jours de marché, elle admirait l’abondance des étals, la façon dont les maraîchers présentaient, en pyramides, fruits et légumes, les meules de fromage de la Gruyère et du Jura, les molettes de beurre, fraîchement extraites des moules avec, en ronde bosse, des vaches aux pis énormes qui attestaient la générosité des laitières et l’excellence du produit.
Autour de l’église Saint-François, ou dans le quartier Saint-Laurent, Charlotte se frottait au petit monde industrieux des artisans, des boutiquiers, des employés du commerce, de la banque et des demoiselles de magasin. On pouvait confondre ces travailleurs au pas assuré avec des bourgeois, tant les hommes soignaient leur tenue et les femmes leur toilette. Les indiennes de la fabrique Pertuson ou les fins lainages de la filature de Judith Marcel, qui fournissait les grandes maisons de Zurich et de Berne, méritaient attention, comme les belles peaux que les tanneurs livraient aux chausseurs. M me Métaz appréciait aussi les étains, l’argenterie et les bijoux. Les orfèvres et les joailliers de Lausanne, dont la renommée avait, depuis longtemps, franchi les frontières, proposaient des pièces superbes. Guillaume ayant glissé à sa femme, au moment du départ, une lettre de crédit en livres, afin qu’elle pût « se faire de petits plaisirs… pour la maison », Charlotte comptait bien rapporter à Vevey une théière en argent d’Élie Papus et des chandeliers en étain de Goldner, repérés lors d’un précédent voyage.
Le plus grand attrait d’un séjour en ville résidait tout de même, pour M me Métaz, en dépit de l’apparente frivolité de cette bourgeoise veveysanne, dans la vie intellectuelle et mondaine de la cité vaudoise qui, dans ce domaine, tentait de le disputer à Genève, ville française, dont Charles-Victor de Bonstetten disait : « c’est le monde dans une coquille ».
La Révolution importée de France, la chute du régime bernois, le délabrement général des affaires, les dégâts et exactions commis par les troupes étrangères, les impôts et taxes prélevés par la République helvétique avaient, certes, changé bien des choses au cours des dix dernières années. Cependant, les traditions établies au xviii e siècle par une élite ouverte aux idées neuves et volontiers didactique avaient été sauvegardées, pendant les temps difficiles, par des Lausannois éclairés. Elles reprenaient maintenant vigueur dans les sociétés littéraires et artistiques, les écoles du dimanche, les cercles, comme celui de la rue de Bourg fondé en 1761, dans les salons privés et, d’une façon plus discrète, presque clandestine, au sein des trois loges maçonniques de la cité, fondées en 1739 par un Anglais 3 .
Instruite et éduquée par les ursulines de Fribourg, éveillée à toutes les curiosités par un père autodidacte et libéral, qui avait rassemblé une importante bibliothèque, initiée aux mœurs et habitudes de la bourgeoisie cultivée par une mère toujours prête à catéchiser avec le sourire, Charlotte admirait et enviait les femmes de lettres. Or Lausanne et ses abords abritaient trois célébrités européennes : M me Germaine de Staël, M me de Charrière et M me de Montolieu. Tante Mathilde était reçue chez les trois et, si M me de Staël,
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