Helvétie
Charlotte d’un regard dur. Quand elle se décida à parler, le ton de sa voix fut catégorique, celui du justicier qui condamne, sans atermoiements ni états d’âme.
– Oui, c’est vrai, tu as deviné juste. Je n’ai pas envoyé ta lettre et j’ai détruit celles du Français dès qu’elles sont arrivées et je…
– De quel droit ? Mais de quel droit interviens-tu dans ma vie et celle de Blaise ? Tu es une pauvre folle, Flora ! Pourquoi ? Oui, pourquoi as-tu fait ça, toi, mon amie…
– Parce que je t’aime, Charlotte, et que je ne veux pas qu’un homme comme ce Fontsalte, un libertin, un débauché, un profiteur, te fasse souffrir, se gausse de toi avec d’autres lurons de son espèce ! Voilà pourquoi j’ai jugé bon d’interrompre cette relation. Je l’ai fait au nom de la dignité des femmes !
– Jugé ! Qui te permet de juger ce qui est bon ou nuisible pour autrui ! Dignité ! Belle dignité que la tienne, Flora. Aucune dignité ne résiste à pareille trahison et tes raisons sont mauvaises, perverses. Je vais te dire, moi, pourquoi tu as agi ainsi, pauvre Flora. C’est parce que tu as au cœur la haine des hommes. Parce que le bonheur d’une autre, si banal et si ténu qu’il soit, te rend fielleuse. Tu es sans amour, parce que tu es incapable de respecter l’amour. Tu ne peux supporter de me voir m’échapper dans un univers sentimental, peut-être un peu niais et fallacieux, je le sais, mais qui t’est fermé. Que m’importe que Blaise soit un libertin et un débauché. Il est tel que je l’ai vu, que je veux le voir, moi ! Mais tu ne peux comprendre ! Tu es une pauvre fille, Flora. Je te plains, car tu ne seras jamais heureuse. En tout cas, tu n’es plus mon amie. Demain, je viendrai ici chercher les lettres de Blaise, que tu caches pour moi, et nous n’aurons plus rien à nous dire.
Sur ces mots, M me Métaz quitta le magasin, laissant Flora tête basse, assise sur le sac éventré, les pieds dans le riz répandu.
Pendant que Charlotte confondait Flora Baldini à La Tour-de-Peilz, l’adjudant Trévotte retournait à l’hôtel de l’Ancre, à Ouchy, où il devait attendre le colonel Fontsalte, en mission à plus de soixante lieues de là, dans le nord-est de la Suisse. L’ordonnance, promue postillon, était arrivée la veille avec la berline du colonel, ce dernier ayant échangé sa voiture contre son cheval de selle pour voyager plus discrètement.
Blaise devait se rendre à Näfels, dans le canton de Glaris, et à Schwyz, dans le canton du même nom. Il s’agissait pour l’officier de vérifier que les deux animateurs de la rébellion fédéraliste, anéantie militairement par les troupes de Ney et politiquement par l’Acte de Médiation, se tenaient enfin tranquilles.
L’intervention du général Rapp avait contraint Nicolas-François Bachmann à se réfugier à Constance. Après la reddition des fédéralistes, le chef militaire de la rébellion, fidèle à ses choix, avait refusé l’offre généreuse de Ney, qui lui proposait de prendre en main l’organisation de l’armée de seize mille hommes que la Confédération devait mettre à la disposition de la France. Libre de ses mouvements, Bachmann avait regagné Näfels, où cet homme de soixante-trois ans disait vouloir vivre, sans plus se mêler de politique. Quant à Aloys Reding, fait prisonnier par les soldats de Ney et enfermé à Aarbourg jusqu’au mois de février 1803, il se trouvait maintenant en liberté chez lui, à Schwyz. Il venait d’être élu landammann du canton, ce qui prouvait une popularité intacte. Il affirmait cependant n’avoir d’autre ambition que celle de faire, en s’accommodant de la situation, le bonheur des Schwyzois.
Aux Affaires secrètes, on avait quelques raisons de se montrer circonspect envers les anciens rebelles. Dès le commencement de la guerre civile, le gouvernement britannique avait envoyé à Schwyz un agent nommé Moore 7 , chargé de proposer et d’organiser l’aide aux contre-révolutionnaires. Les troupes françaises étaient intervenues avant que ces projets aient reçu un commencement de réalisation, mais le général Ribeyre souhaitait que Blaise se procurât les preuves d’une collusion avortée, mais sans doute prête à se manifester à la moindre faiblesse, du nouveau régime helvétique. Le prince de Galles ne recevait-il pas à sa table le duc d’Orléans, qui avait été accueilli
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