Helvétie
et, tant qu’il ne l’apprend pas, nous restons dans le domaine de l’idylle galante. Il ne faudrait pas que celle-ci tournât au drame ! Or, en visitant ce monsieur à l’hôtel de l’Ancre, en entrant dans son lit au su des servantes, en te promenant sans te cacher en cabriolet, en folâtrant avec lui, main dans la main, sous les marronniers, tu as réuni tous les éléments qui peuvent transformer une romance en tragédie. Le hasard, qui m’a fait vous croiser à deux reprises, a pu en servir d’autres, moins bien intentionnés.
– Mon Dieu, ma tante, je ne connais personne à Ouchy et j’ai toujours rabattu les ailes de mon chapeau sous mon écharpe quand…
– Pourvu que cette arlequinade soit passée inaperçue !
– Une seule chose m’importe, ma tante. Me condamnez-vous, comme Flora ?
– Comment veux-tu que je te condamne ! Tu es autant ma fille que celle de ta mère et j’ai, moi-même, trop souvent, dans le passé, cédé à des passions déraisonnables pour te jeter la pierre. Ne crois pas être la seule Vaudoise qui ait succombé au charme français ! Seulement, pour toi, l’aventure a pris une trop grande importance dans ta vie. Une si grande place que tu cours le risque de provoquer un scandale très préjudiciable à ta famille.
– Oh ! ma tante, c’est la seule chose que je redoute, mais cette aventure, comme vous dites, m’a rendue…, me rend si heureuse !
– Je sais que ces diables de soudards, qui courent à la guerre provoquer la mort comme ils vont sous le duvet caresser une femme, ont un pouvoir de séduction quasi irrésistible pour celles qui, comme nous, mènent des vies sans aléas. Mais, de là à donner sa faiblesse en spectacle, il y a tout ce qui sépare le secret plaisir de la faute publique, celle que l’on excuse de celle que l’on condamne, la femme courtisée, qu’on envie, de la femme adultère, qu’on fustige. La Baldini, pratique et, je crois, indifférente à l’amour, n’avait peut-être pas tort de provoquer artificieusement l’oubli de l’un par l’autre.
Charlotte avait séché ses yeux et retrouvé son calme. Quand elle répliqua, ce fut d’un ton ferme et assuré :
– Rien ne pourra jamais me faire oublier Blaise, ma tante. Et si, demain, par quelque aberration, ma mémoire se vidait, le souvenir de Blaise de Fontsalte resterait fixé dans mon cœur et mon esprit. Comprenez bien, ce qui m’est indispensable désormais, ce n’est pas sa présence à mon côté, mais la certitude qu’un tel homme existe et qu’il est passé dans ma vie. À cela, rien ne peut m’empêcher de croire !
Mathilde fit signe à sa nièce de la rejoindre sur le lit de repos capitonné où elle était assise, adossée à une montagne de coussins, et l’étreignit tendrement.
– Personne mieux que moi ne peut comprendre cela, ma Charlotte. Ne me prends pas pour un cœur sec et une femme sans passé amoureux. J’ai toujours été secrète, ou plutôt contrainte au secret. Mais, aujourd’hui, tu m’as, si j’ose dire, rejointe. Jeune fille, j’ai cru aimer des hommes distingués, aux qualités certaines. Plusieurs ont demandé ma main à ton grand-père, car j’étais plutôt jolie, dit Mathilde en montrant, au mur, un pastel dans la manière de La Tour qui la représentait à l’âge de quinze ans.
Comme Charlotte allait faire un commentaire, sa tante lui mit la main sur la bouche et poursuivit :
» Je refusais alors de me laisser porter par les simples sentiments qui guident les filles à marier vers un époux. Je redoutais l’amour organisé dans le mariage, la banalité conjugale. Je voulais connaître la passion, sa volupté, sa folie, ses périls. Et, comme toi, je l’ai connue, me cachant. Je l’ai savourée, du rire aux larmes, mais je l’ai vécue en tremblant, car… mon amant était marié… à ma meilleure amie. Elle n’a jamais rien su, ni même soupçonné, et maintenant qu’il est mort, c’est sur ses lèvres à elle que je le fais vivre, en la forçant à me parler de lui ! Je te dis cela pour te prouver que je comprends ce que tu ressens aujourd’hui. Pour que tu saches aussi qu’aucun scrupule ne résiste à la passion et que les méfaits commis en son nom ne laissent aucun remords, conclut Mathilde d’une voix enrouée par l’émotion que lui causait cet aveu, jamais formulé.
Avec fougue, Charlotte embrassa sa tante. Toutes deux restèrent un
Weitere Kostenlose Bücher