Helvétie

C’est une intelligence admirable et un excellent écrivain, dit Charlotte qui, sur les conseils de sa tante, venait de lire Delphine .
     
    Par son ton neuf et parce que la passion amoureuse et les arcanes du cœur humain y étaient explorés sans honte ni hypocrisie, ce roman épistolaire avait apporté à Charlotte des raisons inédites de croire en son destin.
     
    – Pff, pff, c’est une idéologue, doublée d’une libertine, voilà ce que c’est que cette femme, intervint Guillaume, qui n’avait jamais lu une ligne de la baronne.
     
    – Cet éloignement de M me  de Staël est encore une marque d’ingratitude de la part de Bonaparte. Ne l’avait-elle pas nommé « le meilleur républicain de France, le plus libre des Français » ? cita ironiquement Chantenoz, qui tenait la dame de Coppet pour une femme avide de renommée.
     
    Guillaume, se sentant épaulé par Martin, fit l’informé :
     
    – On nous a dit, cet été à Paris, qu’elle est allée, autrefois, minauder sans succès devant le Premier consul, avec l’intention de lui en remontrer en politique. Comme il n’a voulu ni de la dame ni de ses conseils, elle s’est mise, depuis ce temps, à détester Bonaparte.
     
    Pour agacer Charlotte, Martin Chantenoz renchérit :
     
    – Cette candidate égérie éconduite s’est, pour se venger, servie de son amant, le fils de Juste Constant de Rebecque, de Lausanne, qui se fait appeler Benjamin Constant. Il était alors membre du Tribunat et, pour contrecarrer les projets du gouvernement consulaire, ce Lausannois et ses amis avaient fondé un parti modestement appelé Comité des Lumières. Cela ne leur réussit guère puisque Bonaparte fit éliminer du Tribunat les zélateurs de M me  de Staël, qu’il nommait lui-même « métaphysiciens tous bons à jeter à l’eau », précisa le poète.
     
    – Et je vous rappelle, mes amis, que cette ronde personne, aux joues rouges comme pomme d’api, est la veuve d’un diplomate suédois, le baron de Staël-Holstein, mort cocu comme il vécut, en mai 1802, dans une auberge de Poligny, sur la route de Coppet, pendant que les Bourla-Papey brûlaient les titres de rentes du père Necker ! Alors, mon bon Ruty, pas de quoi s’apitoyer sur la fille républicaine du dernier ministre des Finances de Louis XVI, qui a bien fait sa pelote à Paris… et a su, lui, conserver sa tête ! Quant à la mère de celle que la tante de Charlotte appelle « la châtelaine de Coppet », nous l’avons tous connue. C’était la fille du pasteur Curchod, de Crassier, un bien brave homme qui, lui, n’avait pas des idées de grandeur !
     
    Ce soir-là, après ces tirades masculines sur la conduite d’une femme de lettres dont elle appréciait le talent de raconteuse et les idées neuves, estimait l’intelligence et le courage, M me  Métaz, plus que jamais, se sentit étrangère dans son milieu. Elle se compara, avec profit, à la Lotte de Werther, la Julie de Saint-Preux, la Virginie de Paul, auxquelles s’était ajoutée, depuis peu, la Delphine de Léonce. Face à ces héroïnes confinées dans les insatisfactions de l’amour platonique, elle se voyait comme une femme nouvelle.
     
    En négligeant avec aplomb les conventions vaudoises, les préjugés bourgeois, les préceptes religieux, en allant jusqu’à la consommation charnelle et au plaisir des sens, elle vivait sa passion, sans scrupule ni remords, comme Mathilde Rudmeyer avouait avoir vécu la sienne.
     
    Avant de s’endormir, elle tira d’une petite boîte, gainée de soie bleue, la pointe brisée du poignard qui avait failli tuer son amant. Telle une prêtresse païenne présentant une offrande à Vénus, elle éleva le morceau d’acier dans la clarté de la veilleuse et le baisa avec la fervente dévotion réservée aux reliques.
     
    1 Médecin et économiste français (1694-1774), auteur de plusieurs articles sur l’agriculture pour l’Encyclopédie.
     
    2 Cité par le pasteur Alfred Ceresole dans Notes historiques sur la ville de Vevey , Vevey, 1890. L’Association des Amis du Vieux-Vevey a réédité cet ouvrage, à l’occasion du centenaire de sa publication, imprimerie Gerber et Daengeli S.A., Vevey, 1990.
     
    3 Caliste ou Lettres écrites de Lausanne , 1786.
     
    4 « Les cadraturiers (ou cadracturiers ou quadraturiers) étaient les ouvriers chargés de cette partie de la répétition qui est sous le cadran, dont le mécanisme est tel que, lorsqu’on pousse le