Helvétie
ouvertes aux étrangers et non réservées aux seuls Français. Un des ingénieurs de la route du Simplon dit que Napoléon veut y voir des Suisses et des Italiens, « afin de répandre une plus grande masse de lumières en Europe », ce sont ses propres mots. Ce même ingénieur des Ponts et Chaussées m’a dit que parmi les projets routiers du gouvernement figure la création de grandes routes, qui relieraient les capitales de l’Europe. Celle de Milan et Rome, par le Simplon, en est une, et fort belle, croyez-moi, car je l’ai vue, mais d’autres sont en projet, allant de Paris vers Bruxelles et Amsterdam, vers Brême et Hambourg et, même, jusqu’à Varsovie…
Simon Blanchod, agacé, coupa son ami :
– Il voit bien grand, cet homme, c’est un vrai César, mais il est comme les autres, il veut faire ceci et cela et tout et puis, un jour, patatras…
– C’est là que tu te trompes, Simon. Ce n’est pas un homme ordinaire, mortel, certes, comme nous tous, soumis à la faim, à la soif, aux désirs, aux passions, mais qui a reçu du ciel, je dis du ciel pour vous faire plaisir à tous, mais c’est peut-être, tout simplement, de la nature, une intelligence d’une extraordinaire puissance, un esprit qui enchaîne analyse et synthèse, avec une déconcertante rapidité, et qui possède, de plus, une volonté de fer. Ses admirateurs affirment que se trouvent rassemblées en lui, et au plus haut degré, toutes les capacités de la nature humaine. Et moi, qui déteste les autocrates, je crois cela. Je vois à Napoléon le plus grand destin depuis Alexandre, dit Chantenoz, avec un sérieux qui impressionna ses amis.
Guillaume Métaz approuva son ami d’un hochement de tête, tandis que Flora Baldini levait les yeux au plafond.
– Cependant, un fait, un signe, plutôt passé inaperçu du commun des mortels, me paraît inquiétant, reprit Martin.
– Quoi donc ? demandèrent en chœur Charlotte et Flora.
Connaissant la propension de Martin à interpréter de manière pittoresque, et souvent extravagante, les événements les plus banals, elles subodoraient une histoire distrayante.
– Eh bien, voilà. L’aérostier Jacques Garnerin, qui, en 1797, sauta à mille mètres d’altitude de son ballon, dans une espèce de tonneau attaché à une sorte de grand parapluie par des cordes, engin qu’il a appelé parachute, et qui lui permit d’atteindre sans dommage le sol, dans le parc des Mousseaux, à Paris, avait fabriqué, pour le sacre de l’empereur, un ballon particulier. Pavoisé comme une frégate, il portait des aigles et la couronne impériale, peintes sur ses flancs, et était illuminé par trois mille morceaux de verre coloré. Aussitôt après le sacre, cet aérostat libre fut lâché du parvis de Notre-Dame et s’éleva au-dessus de la foule béate, comme pour faire savoir aux nuages que désormais un empereur régnait sur la France. Eh bien, savez-vous où ce ballon, poussé par les vents, est allé atterrir ? À Rome. Oui, à Rome, mais pas n’importe où à Rome…, sur le tombeau de Néron, dont il a brisé la couronne !
L’assistance émit une série d’exclamations, qui encouragèrent Martin. Seul Simon Blanchod mit en doute la véracité de l’anecdote.
– Tu inventes, poète, tu abuses de ton savoir pour nous mener… en ballon !
Chantenoz négligea cette protestation.
– Eh, eh ! Quel signe, quelle menace du destin, adressée, dès le premier jour de son règne, à Napoléon ! Tous ces symboles, mis en train par ce que nous nommons stupidement le hasard ! Rome, où est le pape, Néron, le tombeau, la couronne brisée. Hein ! Cela a quelque chose d’effrayant, n’est-ce pas ? Faut-il imaginer une similitude de destins entre le Romain et le Français ? Souvenez-vous du règne de Néron, qui commença de manière sage et bienfaisante, grâce à Sénèque, se poursuivit dans la prodigalité, la débauche, la concussion, déboucha sur la terreur et s’acheva par un suicide, quand l’empereur, déclaré ennemi public, se fit trancher la gorge par un esclave affranchi !
Le cercle des Métaz goûtait ce genre d’histoire que le conteur Chantenoz rendait assez vivante pour que les auditeurs fussent le plus souvent incapables de démêler le vrai du faux. Tandis que Charlotte se promettait mentalement de demander confirmation à Fontsalte de l’atterrissage à Rome du ballon de Garnerin, Guillaume
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