Helvétie
moral que, trois siècles et demi plus tard, ce soit encore les Suisses qui aient raison d’un Xaintrailles pilleur !
Les deux officiers mêlèrent un instant leurs rires, puis, reprenant son sérieux, le colonel revint au sujet qui le préoccupait.
– Il y a une affaire de meurtre qui traîne et fait mauvais effet. Les gens de Cully voudraient être sûrs que le soldat de la 30 e demi-brigade qui, le 2 novembre 98, a blessé mortellement, d’un coup de sabre dans le ventre, le maître charpentier Jacob Bardet a bien été jugé et exécuté comme le fut le canonnier Charles Gourdin, condamné à mort le 22 novembre 98 pour avoir grièvement blessé l’aubergiste de Bex, Jean-Jacques Mage.
– Je me renseignerai, promit Fontsalte, mais peut-être serait-il bon de rappeler de temps à autre, à la troupe, que l’article 4 du titre V de la loi du 13 brumaire an V est toujours en vigueur. Il est très clair, et a de quoi faire réfléchir : « Tout militaire ou autre individu attaché à l’armée et à sa suite, convaincu d’avoir attenté à la vie de l’habitant non armé, à celle de sa femme ou de ses enfants, en quelque pays ou lieu que ce soit, sera puni de mort », récita le capitaine.
– Je sais que vous connaissez la loi, mais les gens d’ici, qui attachent pendant des heures au pilori ou au tourniquet une femme qui a volé un fichu au lavoir, ou un homme qui a oublié de payer son déci de vin à la taverne, ne se satisfont pas d’articles du code militaire. Ils exigent qu’on applique la loi et que les Français qui se conduisent mal expient publiquement, afin que nul n’en ignore ! Tout cela, croyez-moi, n’est pas bon pour l’armée, ni pour l’honneur de la France. On commence à sentir, dans le canton du Léman, une sourde hostilité, chez les bourgeois comme dans le peuple, et à chaque occasion elle se manifeste.
– Regrettable, en effet, admit Fontsalte en se levant pour prendre congé.
Le colonel l’accompagna jusqu’à la porte palière.
– On vous a logé à Rive-Reine, chez Métaz.
– J’espère qu’il n’aura pas eu à souffrir du comportement de quelque soudard français et que je ne serai pas mal reçu ! commenta Fontsalte.
– Vous serez très bien reçu. C’est une bonne maison et je crois savoir qu’ils n’ont encore jamais logé d’officier. Donc, terrain vierge de mauvais souvenir. À vous d’en laisser de bons ! La jeune M me Métaz, que je ne connais pas encore, passe pour une des plus jolies – sinon pour la plus jolie – bourgeoises du pays. Alors, mon cher, bonne chance !
Blaise de Fontsalte traversa le palier et découvrit le bureau, très provisoire, qu’on avait prévu pour lui. L’heure de se mettre en tenue pour la revue approchant, il n’eut que le temps de jeter un regard au décor et au tableau signalé par le colonel. Ce qu’il venait d’apprendre sur l’état d’esprit de la population veveysanne invitait à la prudence et à la circonspection.
Avant de prendre possession de ses quartiers à Rive-Reine, une mission restait à accomplir : remettre à la municipalité l’ordre du général Bonaparte d’avoir à distribuer, à l’issue de la revue, une ration de vin par soldat. À raison d’un demi-litre par bénéficiaire, cela représentait, pour six mille troupiers, trois mille litres de vin ! De quoi faire gémir les autorités locales !
Contrairement à ce que redoutait l’officier, l’exigence de Bonaparte ne fut pas mal accueillie et le délégué de la municipalité rédigea devant lui, et avec le sourire, l’ordre pour la Chambre de Régie d’avoir à faire porter, immédiatement, des tonneaux sur la place du Marché, où ils seraient mis en perce, après la revue, à la demande de l’état-major.
– Comptez-vous séjourner longtemps à Vevey ? demanda le magistrat.
– Le moins de temps possible et avec le souci de causer le moindre dérangement à vos concitoyens, Monsieur le Délégué.
Le Veveysan ne releva pas le propos, ce qui donna à penser à Fontsalte qu’on eût sans doute aimé le voir, avec toute l’armée, partir sur l’heure !
– Êtes-vous descendu à l’hôtel de Londres ?
– J’ai l’avantage d’être accueilli par la famille Métaz, dit un peu sèchement l’officier.
Le délégué parut surpris.
– Chez Guillaume Métaz, vraiment ! C’est bien la première fois
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