Helvétie
demi-brigades de ligne, dont les trois quarts n’avaient, pour uniforme, que des blouses en calicot brun, des pantalons de coutil, des lambeaux de toile en guise de guêtres et des sabots au lieu de souliers, l’avait mis fort en colère. Ricard, le commissaire à l’habillement, en avait fait les frais en des termes d’une rare violence.
– Je m’en souviens fort bien, il avait dit à Ricard : « Les magasins sont pleins. Vous y avez, à Lyon, huit mille uniformes et des chariots pour les transporter. Après tant de négligence, je devrais vous faire fusiller ! » rappela Ribeyre.
– Et il avait conclu : « Si, le 20 floréal, la division Boudet n’est pas mieux habillée, ne paraissez pas devant moi. » Alors, général, votre division, tout à l’heure, fera-t-elle meilleure figure ou faudra-t-il chercher Ricard pour le faire fusiller ?
Le colonel eut un sourire mélancolique.
– Nous avons reçu des uniformes et des souliers, de quoi présenter de beaux premiers rangs à l’inspection ! En espérant que Bonaparte ne se faufilera pas jusqu’à la dernière ligne, car il est difficile à duper, le bougre !
– Et les fusils ? Trois cent mille ont été commandés à Saint-Étienne avec cinq millions de cartouches.
– Nous attendons toujours quatre mille de ces nouveaux fusils, modèle 1777 modifié. Nos hommes ont encore l’ancien modèle, qui pèse plus de quatre kilos et demi et dont la portée efficace est à peine de cent cinquante pas. Peut-être les aurons-nous avant de rencontrer les Autrichiens !
– Pour les vivres, je puis vous dire que Berthier a fait requérir à Lausanne, à Vevey et dans tous les ports tous les bateaux disponibles qui doivent aller charger, à Genève, deux fois cinq cent mille rations et les transporter à Villeneuve. Bonaparte a aussi réclamé la création immédiate d’un magasin entre Saint-Pierre et le pied du Grand-Saint-Bernard. Il faut réquisitionner, dans le bas Valais, les chars à bancs et cent cinquante mulets. Depuis trois jours, les boulangers et les fourniers de Lausanne sont occupés à fabriquer huit mille pains pour l’armée ! Et puis je me permets de vous rappeler que nous devons trouver, cet après-midi, à Vevey, des chevaux de relais pour les berlines du Premier consul, de Berthier, de Murat, de Marmont et de quelques autres ! Sitôt la revue terminée, Bonaparte court à Villeneuve. Il veut vérifier lui-même que les approvisionnements sont bien arrivés par le lac et inspecter l’artillerie des trois divisions du gros de l’armée.
– Le général Boudet a écrit à la municipalité, pour réclamer les chevaux qui devraient être prêts et harnachés, à l’heure qu’il est, devant la maison Denezy, où loge le général. Les ordres de réquisition pour vingt-trois chevaux ont été portés par le sous-préfet « en costume », sans doute pour impressionner les propriétaires. Mais ces derniers nous ont fait savoir que les gendarmes ont intercepté à Villeneuve les chevaux veveysans qui revenaient d’une corvée pour l’armée et qu’ils les ont pris pour conduire à nouveau munitions et subsistances en Valais. D’autres chevaux ont, paraît-il, été achetés par des officiers… sans plus de précision ! Les gens d’ici commencent à être las des réquisitions de toute sorte et font tout pour y échapper. Tenez, voici la lettre que le président de la municipalité de Vevey adresse au préfet du Léman. J’en ai fait prendre copie pour vous, pensant que vous devez être tenu au courant de l’état d’esprit de la population, commenta Ribeyre avec malice.
Le colonel, visiblement excédé par ces questions d’intendance, tendit à Fontsalte une feuille de papier. Le capitaine la prit et lut à haute voix :
– « Nous avons l’honneur de vous observer, citoyen préfet, que la commune de Vevey, placée dans le vignoble, est de tout le pays celle qui, proportion gardée, a dans tous les temps le moins de chevaux, que cependant elle est tenue par sa position à fournir autant et même plus de voitures que d’autres qui ont trois ou quatre fois plus d’attelages, que prévoyant l’embarras dans lequel elle allait se trouver à cet égard elle a écrit et réitéré plusieurs fois à la Chambre administrative pour la conjurer de lui faire passer quelques voitures et chevaux des communes hors de passage des troupes, sans avoir pu jusqu’à présent
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