Helvétie
qu’il accepte d’héberger chez lui un Français qui ne soit pas… heu… au moins général !
– Je ne pense pas qu’on lui ait demandé son avis, Monsieur le Délégué. Peut-être l’ignorez-vous, mais nous sommes en guerre !
La phrase du capitaine claqua en même temps que ses talons. Ci-devant marquis, respectueux des pouvoirs établis, courtois avec les hommes, galant avec les femmes, Blaise de Fontsalte n’était pas, pour autant, de ceux qui supportent passivement le persiflage.
Quittant l’hôtel de ville, Fontsalte prit, d’un pas vif, en faisant sonner ses éperons sur le pavé, la direction de Rive-Reine. Il bougonnait intérieurement, agacé par ces gens trop bien installés dans leur vie paisible, alors que des milliers d’hommes marchaient au combat à travers les Alpes.
Sans cette armée issue de la Révolution, qui, deux ans plus tôt, avait assuré leur émancipation en les délivrant de la tutelle bernoise, ces Vaudois n’auraient pas connu l’incomparable bonheur d’être libres. On ne leur demandait, en signe de gratitude, qu’un peu de vin… et de patience !
1 Lettre du général Musnier « aux citoyens composant la municipalité de Vevay [ancienne orthographe] », 22 floréal an VIII (12 mai 1800). Archives communales, Vevey.
2 Au cours de son étape à Genève, le 11 mai 1800, Bonaparte, logé chez M me de Saussure, veuve du naturaliste suisse Horace-Bénédict de Saussure, reçut la visite de Necker qu’il avait demandé à voir. M me de Staël, fille de Necker, rapporte cette rencontre dans son ouvrage Dix Ans d’exil , publié en 1821.
3 Dès 1627, Vevey comptait dix auberges, dont la Couronne, le Lion et les Trois-Couronnes. Dans la première moitié du xix e siècle, cette dernière, rue du Simplon, était exploitée par la famille Monnet, qui acheta bientôt la demeure des Belles-Truches et la fit démolir. L’actuel hôtel des Trois-Couronnes fut construit en 1842, sur l’emplacement de cette propriété.
3.
Les anciens bourgeois de Vevey avaient coutume de donner à leur demeure, quand elle était de quelque importance ou d’une originalité architecturale reconnue, le nom du lieu-dit qu’elle occupait. Pour ne pas être en reste, les bourgeois de souche plus récente avaient attribué à des propriétés dépourvues de références topographiques ou historiques des appellations tirées de la geste familiale ou, à défaut, de leur seule imagination. Avec le temps, ces noms d’emprunt, dont on avait souvent oublié l’origine, s’étaient incrustés dans la mémoire collective de la cité, acquérant ainsi une patine patrimoniale jalousement entretenue de génération en génération.
Les gens bienveillants voyaient dans ces singularités les réminiscences romantiques d’une époque où, la circonscription de Vevey étant partagée entre plusieurs seigneurs, on identifiait les maisons de la ville par les noms des châtellenies dont elles dépendaient : Bottonens, Blonay, Cojonay, Preux, Vuippens, Belles-Truches, notamment.
Les malicieux et les envieux soutenaient en revanche que les riches propriétaires, admis à partager les privilèges de la grande bourgeoisie, ne faisaient que singer les nobles du temps jadis. Les parvenus de moindre envergure, qui ne pouvaient s’offrir les châteaux mis en vente depuis 1791 par des nobles ruinés, ne rêvaient que d’en construire de nouveaux !
Quand la Chambre administrative du canton du Léman s’était prononcée, le 27 août 1798, pour l’abolition des armoiries, après avoir, le 7 mai précédent, fait supprimer le titre de « monsieur » dans les actes officiels, certains patriciens veveysans, pourvus à prix d’or, depuis deux ou trois générations, par des héraldistes dociles, de blasons de fantaisie, s’étaient dit que l’égalité républicaine exigeait bien des sacrifices d’amour- propre ! Plusieurs d’entre eux avaient même regretté, ce jour-là, d’avoir dansé avec les paysans le 29 janvier 98 autour de l’arbre de la liberté planté, dans l’euphorie générale, au milieu de la place du Marché et, encore plus, de s’être réjouis de l’autodafé des armoiries du bailli !
Les petits-bourgeois, longtemps privés du droit de vote, les boutiquiers, artisans, ouvriers, domestiques et bacounis 1 se moquaient sans méchanceté, chacun dans son langage, des manières de ceux qui restaient grands
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