Helvétie

matières qu’on enseigne au collège, mais en plus sérieux, en plus fin, en plus profitable aussi, et en y ajoutant les langues qu’un négociant de l’avenir se devra de parler. Bref, je veux que tu sois pour lui tous les régents en même temps et aussi le maître qui forme le jugement et donne les bonnes manières. Si cela te va, tope là ! te dis-je…, ou n’en parlons plus ! conclut Métaz, étonné des réticences de son ami.
     
    Martin reprit place sur sa chaise et renonça à développer sa conception du rôle de précepteur. Guillaume, esprit rustique, doté d’une intelligence pratique, mais dépourvu de références psychologiques, était incapable d’en comprendre la complexité, l’importance et les risques. Il avait escompté une acceptation sans atermoiements et fut déçu.
     
    – Laisse Axel terminer son année au collège, ne le bouscule pas. C’est un enfant doué et très précoce, mais il ne faut pas l’isoler au milieu des adultes, en faire une plante de serre, sous prétexte de le faire pousser plus vite. Si tu veux, je puis lui apporter un enseignement complémentaire à celui du collège, faire en somme le répétiteur, l’initier à certaines matières et l’aider à approfondir les connaissances qu’il acquiert en classe. À la fin de l’année, nous verrons s’il m’accepte et si je puis suffire à la tâche et, là, nous prendrons une décision. Pense aussi que l’influence d’un maître particulier peut devenir déterminante dans la formation d’un caractère, surpasser celle d’un père sur son fils. Or nous ne sommes pas toujours, toi et moi, du même avis et…
     
    – Je sais que tu es un honnête homme, qui a la tête bien faite et bien pleine, et ça me suffit. Nous verrons donc, à la fin de l’été, où nous en sommes. Car, vois-tu, je ne voudrais pas qu’Axel perde son temps à rabâcher des choses qu’il sait déjà ou qu’il apprend plus facilement que les autres. On ne tire pas sur les rames quand le vent peut gonfler votre voile et vous faire aller plus vite ! Mais combien veux-tu pour… ce travail de répétiteur ?
     
    – Je ne veux rien. Disons que c’est une expérience.
     
    – Eh bien, tu viendras goûter avec Axel tous les jours, quand il reviendra du collège, et là, vous ferez vos petites affaires tous les deux, conclut Métaz, assez satisfait d’avoir donné à son fils un répétiteur qui ne lui coûtait rien !
     
    Il y avait chez Chantenoz, esprit fantasque et mélancolique, d’une sensibilité à fleur de peau, un goût très authentique de la pédagogie. Imbu des principes et méthodes de Pestalozzi, auquel il avait rendu visite plusieurs fois à Yverdon, il ne croyait pas à l’éducation par le jeu, mais par l’effort et la discipline. Participer à l’éveil d’une intelligence dont il pourrait canaliser les curiosités, contribuer à la formation d’un esprit avide de connaissances et perméable aux idées d’un maître, fournir avec patience à l’enfant les substances intellectuelles qui, en couches sédimentaires, formeraient, au fil des années, le goût de l’homme et le jugement du citoyen, constituaient pour Martin le but qui lui faisait défaut depuis que Charlotte lui avait préféré Guillaume. Dans son acceptation de jouer un rôle privilégié auprès d’Axel entrait aussi un vague sentiment de revanche. En temporisant, il avait mis très loyalement le père en garde. S’il devenait le mentor d’Axel, cet enfant serait autant le sien que celui de Guillaume Métaz. D’une façon inavouable, celui que Martin Chantenoz aurait pu avoir de Charlotte Rudmeyer ! Et puis une relation journalière avec Axel permettrait au poète de voir sa sylphide plus souvent.
     
    Quand M me  Métaz annonça à Flora Baldini l’arrangement conclu entre Guillaume et Martin, l’Italienne ne vit que le rapprochement de Chantenoz et de Charlotte.
     
    – Ce cher poète pourra ainsi soupirer près de toi, chaque après-midi, en l’absence de ton mari. Tu n’as pas fini d’en entendre, des regrets rimés, des odes à la solitude, des sonnets à l’inaccessible, des épigrammes à l’ingrate ! Je te plains, ma belle !
     
    – Je ne paraîtrai point pendant les leçons, Flora. Axel et Martin se tiendront dans une chambre aménagée en salle d’étude…
     
    – Un répétiteur aussi intime a ses entrées partout, ma chère.
     
    – Serais-tu jalouse, Flora ?
     
    – Jalouse…, moi ! Tu