Helvétie
rêves ! Mais j’ai beaucoup d’affection pour Martin et il me déplaît de le voir roucouler devant une femme qu’il tient pour vertueuse et qui ne l’est pas et dispenser son savoir à l’enfant qu’il croit de son meilleur ami et qui n’est qu’un bâtard de Français !
– Pourquoi ne peux-tu te retenir d’être aussi méchante avec moi ? protesta Charlotte.
– C’est vrai, pardonne cet excès de franchise. Après tout, je suis la seule, avec toi, à voir le ridicule de la situation. Mais, à moi, ça me fait mal… pour Martin. Voilà !
– Si ça te fait mal, c’est que tu l’aimes, reconnais-le ! Je suis certaine qu’il pourrait t’épouser… si seulement tu te donnais la peine d’être un peu plus aimable avec lui !
– Il n’est pas dans ma nature d’être aimable, tu le sais. Et puis, même s’il se guérissait un jour de l’amour qu’il te porte depuis l’enfance, je ne serais jamais, pour lui, qu’une mademoiselle pis-aller ! Alors, merci !
En quelques semaines, Chantenoz et Axel devinrent inséparables. Chaque après-midi, quand le garçonnet rentrait du collège, il avalait en hâte son goûter, pressé qu’il était de retrouver Martin dans la salle d’étude que Guillaume avait fait aménager, pour eux, dans les vastes combles de Rive-Reine. On accédait à cette pièce, fraîchement lambrissée, par un escalier à vis indépendant, ce qui permettait à Chantenoz d’y arriver sans passer par l’entrée principale de la maison. Le répétiteur et son élève travaillaient jusqu’à ce que Polline mît en branle la cloche du souper 9 pour, disait-elle, « faire descendre les deux oiseaux de leur perchoir », car Guillaume retenait souvent Chantenoz à la table familiale.
Livres, cartes, atlas et recueils d’estampes, apportés par le répétiteur, occupèrent bientôt les rayons établis sur ses conseils. Au fil des mois, s’y ajoutèrent les ouvrages achetés par Axel, à qui son père ne refusait jamais une pièce d’argent quand il s’agissait de s’instruire. Le garçonnet assimilait avec une remarquable aisance l’enseignement du poète, qui débordait largement le programme d’études de la quatrième classe du collège. Aussi, quand vint, après les vendanges, le temps de la fête des promotions, Axel Métaz entendit son nom cité le premier de la liste des élèves promus, c’est-à-dire admis à entrer dans la classe supérieure.
Cette fête, traditionnelle depuis le xvii e siècle, annonçait la rentrée prochaine et donnait lieu, à Vevey, à plusieurs manifestations. La journée commençait par un office religieux dans le temple Saint-Martin, au cours duquel, en présence des autorités municipales, d’un représentant du Conseil acadé mique du canton, venu de Lausanne, du corps des régents et des parents des écoliers, un élève de première lisait un discours en latin, qui ennuyait la plupart des assistants. On se rendait ensuite dans la cour du collège, où était organisé un concours de tir à l’arbalète. Un oiseau de bois coloré, fiché sur un mât, servait de cible et le meilleur tireur obtenait le titre envié de Roy. Axel Métaz défendit, pour la première et la dernière fois, les couleurs de la quatrième classe. En tendant la tresse de cuir de son arme, il se souvint du jour où, avec le jouet fabriqué par Simon Blanchod, il avait failli crever l’œil d’un camarade. Il abattit deux fois l’oiseau, ce qui constituait un exploit digne de Guillaume Tell, mais dut s’incliner devant un plus adroit arbalétrier, qui toucha trois fois le but. Axel reçut, en revanche, une des belles médailles réservées aux élèves les plus méritants du collège. La cérémonie de 1808 s’acheva par la procession militaire des cadets dont le chef, un élève de première, portait le titre, sinon le grade, de colonel et dirigeait la parade, qui avait lieu en public, sur la place du Marché.
Axel n’enviait pas ses aînés, qui jouaient au soldat, portaient un uniforme – pantalon gris de fer, tunique bleue à boutons dorés, gros souliers à clous, casquette à olive vert et blanc, couleurs du canton, ceinturon de cuir – et maniaient de petits fusils, qui tiraient des cartouches à blanc.
– Quand ils sont ainsi, ils se ressemblent tous. Je ne reconnais aucun de ceux que je vois dans la cour du collège, constata-t-il devant Chantenoz, qui avait conduit son élève à la
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