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Helvétie

Helvétie

Titel: Helvétie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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parade.
     
    – L’armée, tu le sauras toujours assez tôt, est un rassemblement d’êtres interchangeables. Une bonne armée tire sa force de la ressemblance et de la discipline de ceux qui la composent. Elle ne laisse pas place à l’individu.
     
    – Qu’est-ce qu’un individu, Martin ?
     
    – C’est un être, une personne, toi, ta maman, moi, le vieux qui est assis sur le banc, là-bas. Dans individu il y a indivis, qui ne peut être partagé ni confondu avec un autre.
     
    – Alors, c’est le contraire d’un soldat ?
     
    – C’est-à-dire que le soldat doit oublier qu’il est un individu, un être indépendant. D’ailleurs, on dit un corps d’armée, comme si un ensemble de soldats ne constituait qu’un seul individu, qu’un seul corps humain. Tu comprends ?
     
    – Je comprends. Moi, je ne serai jamais soldat, conclut Axel Métaz.
     
    Cette réflexion fit sourire Chantenoz, adepte de l’individualisme. Ses leçons commençaient à porter des fruits. Le moment étant venu, il annonça, le soir même, à Guillaume qu’il acceptait de se consacrer désormais à l’instruction et à l’éducation de son fils, aux conditions proposées quelques mois plus tôt. Cette décision réjouit M. Métaz. Tandis que Martin Chantenoz donnait sa démission de régent, Guillaume fit savoir, dès le lendemain, au principal du collège que l’élève Axel Métaz quittait l’établissement.
     
    – Dorénavant, nous appellerons Martin, Monsieur le Précepteur, dit Guillaume, à l’heure de la veillée, en débouchant une bouteille du vin doré de Belle-Ombre pour marquer l’événement.
     
    Dès lors, une nouvelle vie commença pour Axel. Martin Chantenoz, qui prenait ses fonctions très au sérieux, arrivait à Rive-Reine au dernier coup de huit heures et rejoignait aussitôt son élève, déjà installé dans la salle d’étude. Une fois l’emploi du temps de la journée fixé, commençait la leçon. Quand il sentait que l’attention d’Axel se relâchait, le précepteur octroyait une demi-heure de liberté à son élève, qui s’en allait courir dans le jardin, manger une tartine, taquiner sa sœur ou, ce qu’il préférait à tout, encastrer les pièces du jeu de patience offert par sa grand-tante Rudmeyer, afin de composer une scène champêtre ou historique. Par beau temps, l’homme et l’enfant s’éloignaient de la maison pour des promenades au bord du lac ou sur les pentes du mont Pèlerin. Durant ces escapades, Chantenoz interrogeait son élève sur les connaissances acquises, répondait aux questions, déclamait de la poésie, expliquait les saisons, les cycles de la nature, dispensait en permanence un enseignement informel qui, touchant toutes les matières et tous les domaines de la pensée, dégageait pour l’enfant les vastes perspectives du savoir. Une partie de l’après-midi était consacrée aux devoirs, qu’Axel rédigeait seul, pendant que Martin descendait bavarder avec Charlotte ou s’absentait pour faire des courses en ville. Au retour, le précepteur se livrait à la correction commentée du travail person nel de l’élève, ce qui permettait de combler, dans l’instant, les lacunes constatées et de redresser les erreurs commises.
     
    Chantenoz, de nature rêveuse et mélancolique, admettait fort bien que, certains jours, Axel n’eût pas goût à l’étude. Ces jours-là, il donnait un livre à l’enfant et le laissait lire à son gré, à moins qu’Axel ne réclamât le grand atlas, pour rêver, en suivant de l’index les pointillés rouges qui, sur les océans bleus, étaient censés indiquer les routes suivies par Marco Polo, Christophe Colomb, Magellan ou La Pérouse. Le premier ouvrage que le garçonnet lut de bout en bout, en posant beaucoup de questions, chaque fois qu’il tombait sur un mot inconnu, fut la Vie et les aventures étranges et surprenantes de Robinson Crusoé , de Daniel Defoe, dans la belle édition de Panckoucke, publiée en 1800. L’histoire du naufragé contraint de passer vingt-huit ans sur une île déserte avait, en d’autres temps, ému Jean-Jacques Rousseau. La lutte solitaire contre la nature hostile du marin huguenot, qui a opportunément sauvé sa bible des eaux, l’ingéniosité, le courage et l’habileté qu’il déploie pour reconstituer, à son échelle, les rudiments de la civilisation, « sans autre témoin que sa propre conscience », constituaient, d’après Martin Chantenoz, une belle

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