Helvétie
et troupeaux étant couverts du même linceul glacé.
Chantenoz, lui, préférait se remémorer le récit de la visite que Goethe avait faite aux eaux de Loèche, le 9 novembre 1779, au cours de son deuxième voyage en Suisse, de Genève au Saint-Gothard. Les aubergistes chez qui le poète avait logé se souvenaient du passage de cet homme car la maîtresse de maison venait d’accoucher quand le voyageur s’était annoncé. Aimable et sachant apprécier l’hospitalité rustique des montagnards, le poète n’avait été gêné que par les parasites qui avaient troublé son sommeil !
L’altitude eut raison de la résistance de l’enfant et, quand le coupé s’arrêta devant l’hôtel des Bains, le précepteur fut aussi déçu que son élève en entendant l’aubergiste annoncer que son établissement était complet. Il ajouta que des voyageurs assez imprévoyants pour ne pas retenir leurs chambres au moins un mois à l’avance ne pourraient trouver gîte qu’à l’auberge située hors de la station, sur la route de Kandersteg.
Accueillis avec une grande courtoisie par un hôtelier moins arrogant que celui des Bains et sans doute impressionné par le bel équipage des voyageurs, Chantenoz et Axel bénéficièrent d’une chambre au parquet ciré, ouvrant sur le Balmhorn. La pièce contenait deux lits aux draps rudes mais immaculés, séchés au vent des montagnes et doux-fleurant la gentiane et le fenouil.
On proposa aux arrivants la raclette du Valais, mets rustique et roboratif dont la préparation amusa l’enfant. En un instant, Axel acquit le tour de main nécessaire pour racler à la palette une mince couche de fromage crémeux, fondu à la chaleur de la braise, et enrober de cette pâte brûlante un morceau de pomme de terre. Chantenoz arrosa son repas de vin blanc, tandis que son élève se contentait d’eau fraîche. Rassasié, le visage empourpré par la chaleur ambiante succédant à l’air vif des cimes, Axel donna bientôt des signes évidents de sommeil et admit aisément qu’il était trop tard pour faire à sa mère, logée, elle, à l’hôtel des Bains, une visite surprise. À peine le dessert avalé, une brioche accompagnée de confiture d’airelles, il réclama son lit. Une servante maternelle, informée par Pierre Valeyres que l’enfant était fils d’un bourgeois de Vevey voyageant avec son précepteur, organisa et surveilla le coucher du jeune garçon. Quand Martin Chantenoz vint dans la chambre prendre sa pipe et son tabac, Axel Métaz dormait profondément.
La clarté mauve du crépuscule alpin, la beauté du décor et la fraîcheur du soir invitaient à la promenade digestive. Bon nombre de curistes, réunis en petits groupes par affinités révélées aux bains, allaient et venaient sur la promenade que prolongeait une terrasse. On se croisait, se saluait, s’interpellait, les uns commentant les excursions à la grotte de Wandfluh, à laquelle on accédait par huit échelles dressées contre une paroi rocheuse, d’autres évoquant d’un air entendu le bois de Cythère, point de vue grisant visité par les amoureux. Quelques couples s’égaillaient sur les chemins à l’entour, sans toutefois s’éloigner de la zone habitée car on racontait d’effrayantes histoires d’ours dépeceurs de promeneurs isolés. Quelques solitaires, comme Chantenoz, s’aventuraient cependant sur des sentiers moins fréquentés, pour méditer face aux géants que le soleil déclinant fardait de rose sous leur perruque de neige.
Martin, après avoir gravi un raidillon, s’assit dans l’anfractuosité d’un rocher, bourra et alluma sa pipe, se demandant ce que Charlotte pouvait bien faire en un tel lieu à cette heure- là. Après le repas, si Axel n’avait pas succombé à la fatigue et au sommeil, ils se fussent mis tous deux à la recherche de M me Métaz.
Le précepteur se décida finalement pour une reconnaissance des lieux et descendit vers le bourg, avec l’intention de prendre un verre dans la salle à boire de l’hôtel des Bains. Peut-être apercevrait-il Charlotte. Il traversait la place et se dirigeait vers l’auberge, dont on voyait de loin la haute façade triangulaire blanche, quand il se trouva dans les pas d’un couple allant dans la même direction. L’homme, grand et de forte carrure, enserrait de son bras la taille d’une femme de frêle apparence par rapport à son compagnon. La tête accolée à l’épaule de l’homme,
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