Helvétie
résolutions. Dans toute cette affaire, seule comptait à ses yeux la quiétude d’Axel. Il fallait donc agir avant que son élève courût le risque de rencontrer l’homme à l’œil vairon. Il quitta le banc, traversa la terrasse et vint frapper deux coups secs à la porte de Charlotte. Cette dernière, trompée par le signal habituel de son amant, ouvrit aussitôt. Elle poussa un cri et porta la main à son cœur en se trouvant en face de Martin. Celui-ci remarqua à peine que son amie était nue sous le déshabillé endossé en hâte et la repoussa à l’intérieur de la chambre, avant de claquer la porte d’un coup de talon.
– Qu’arrive-t-il ? Que viens-tu faire ici ? Quelle nouvelle apportes-tu ? Parle, grand Dieu ! Guillaume, Blandine, Axel, quoi ? Dis, parle ! Que s’est-il passé ? cria-t-elle en se laissant tomber sur le lit défait.
Cette exaltation inquiète rendit tout son calme à Martin Chantenoz.
– Aucune nouvelle que tu ne connaisses déjà… et depuis longtemps. Rassure-toi, toute ta famille est en bonne santé et Axel dort sagement à cinq cents pas d’ici, à l’auberge.
– Axel… ici ! Mais alors, que signifie…
– Nous avions eu l’idée de te faire une visite surprise et de te reconduire à Vevey en coupé. Car nous sommes venus avec le coupé pour t’éviter le retour en diligence. Mais, la surprise, c’est moi qui l’ai eue. Et quelle surprise ! Charlotte Métaz, épouse de Guillaume Métaz, propriétaire, bourgeois de Vevey, membre éminent de la Confrérie des Vignerons, industriel, négociant en vue, futur syndic peut-être, Charlotte, mon amie d’enfance, est une scélérate, une femme adultère, une goton, une…
– Mais…
– Allons, il n’y a pas de mais qui tienne, Charlotte ! J’étais là lors de votre retour de promenade, hier soir. J’étais là quand il est venu ici, à la nuit tombée ; j’étais encore là, ce matin, quand il est sorti de ta chambre… et j’ai vu ses yeux ! Sacrebleu, j’ai vu ses yeux, tu entends ! Ses yeux ! Les yeux d’Axel ! Alors quel mais proposes-tu ?
Ce fut au tour de Charlotte de se recroqueviller en gémissant. Martin la laissa assimiler l’accusation qu’il venait de lui assener et exténué, à bout de nerfs, s’assit sur le tabouret placé devant la coiffeuse.
Quand Charlotte releva la tête et le fixa d’un regard froid, Martin comprit que cette femme allait faire face.
– Sais-tu comment et pourquoi cela est arrivé, Martin ? Je vais te le dire, pour que tu me juges en pleine connaissance de cause. La nuit où Flora fut arrêtée comme espionne, l’homme que tu as vu tout à l’heure, et que tu avais vu ce soir-là, le capitaine Fontsalte, m’a mis le marché que tu devines en main. J’ai cédé pour sauver la vie de Flora et… un peu plus tard… Axel est né…
Martin ne put s’empêcher de sourire avec commisération.
– Et la nuit dernière, quelle vie as-tu sauvée, belle âme ? Et puis, si Axel avait été conçu en mai 1800, comme tu le prétends, il ne serait pas né en avril 1801, mais en février ! Une femme, même rare comme toi, ne porte pas onze mois ! Tu avais laissé entendre au contraire que la naissance de ton fils était un peu prématurée. Non, Charlotte. Tu as revu cet officier et c’est à une autre occasion qu’il t’a rendue mère. Et cette rencontre à Loèche, n’était-elle pas arrangée depuis longtemps ? Sors de ton mensonge. Délivre-toi ! C’est le moment. Moi, je ne te veux aucun mal.
– Que vas-tu faire ? interrogea Charlotte, déjà pratique.
– Rien. Sois sans crainte, je ne te trahirai pas… par affection pour Axel, par respect pour Guillaume… et aussi par curiosité…, disons, pour voir comment évolueront les choses ! Je suis guéri de toi. Le remède que tu viens de m’appliquer a été rude mais efficace, crois-moi. Tu n’es plus celle que j’ai aimée depuis notre enfance. Tu n’es plus l’irréprochable sylphide, l’intouchable sylphide de mes rêves. Tu es devenue une femme comme les autres, une femelle ordinaire, une de ces bacchantes, sœur d’Iris, de Clymène et d’Alcithoé qui criaient trois fois évohé, pour inviter les hommes aux orgies !
M me Métaz comprit qu’il était inutile de finasser avec Martin Chantenoz. Elle se résigna :
– Eh bien, oui. Blaise de Fontsalte, aujourd’hui général, est mon amant.
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