Helvétie
tenait à la main, Axel montra le cavalier offert par l’épicière.
– Rosine Mandoz m’a dit que maman pourrait me dire à quelle armée appartient ce soldat, dit-il en tendant la figurine à sa mère.
– Mais… quelle idée ? Je ne connais rien aux uniformes, moi ! Pas plus celui-ci qu’un autre ! Quelle drôle d’idée a eue Tignasse de te dire ça !
Devinant le trouble de Charlotte, Martin, seul de l’assemblée avec Flora à comprendre l’allusion cachée dans la phrase anodine de l’épicière, vint au secours de Charlotte. Il saisit le soldat de plomb, releva ses lunettes, examina de près le cavalier, ayant l’air de le humer comme chaque fois qu’un myope veut être certain de ce qu’il voit.
– C’est un hussard autrichien, tiens ! dit-il, péremptoire. Comme ceux que nous avons vus à Vevey il n’y a pas si longtemps.
– Eh oui, nous leur avons même porté de la charpie, ta mère et moi, avec les dames de la paroisse. Il y avait deux ou trois cavaliers blessés sous la Grenette, renchérit Flora, qui avait remarqué le trouble et l’agacement de son amie.
M me Métaz s’empressa de parler de l’incommodité de circuler sur les chemins enneigés, en adressant à Chantenoz un regard chargé de reconnaissance.
Pendant le repas, Axel ayant posé son cavalier devant son assiette, Martin et Flora ne furent pas étonnés cependant de voir Charlotte fixer, l’air rêveur, la figurine de plomb.
Au cours d’un aparté, M lle Baldini assura son amie qu’elle n’avait fait aucune confidence à sa sœur ni commis la moindre indiscrétion.
– Mais, depuis des mois que vous vous promenez autour d’Ouchy, Blaise et toi, Tignasse, qui va souvent à Lausanne pour s’approvisionner, a très bien pu vous apercevoir, ajouta-t-elle.
– Il y a bien longtemps que Blaise ne se promène plus en uniforme. Or cette figurine, que ta sœur a offerte à Axel, ne représente pas un hussard autrichien mais un chasseur de la Garde des consuls. Tu penses que je connais cette tenue-là ! Exactement celle de Blaise quand je l’ai rencontré ! À croire qu’on a voulu faire son portrait de l’époque ! Arrange-toi pour apprendre ce que Tignasse sait ou ne sait pas. Et, si elle sait, par qui elle sait. Et qu’elle cesse ce genre de plaisanterie !
Pendant quelques jours, M me Métaz continua de s’interroger, imaginant successivement que Chantenoz avait parlé à Tignasse du drame de Loèche en allant acheter son tabac, que Flora avait laissé traîner une lettre de Blaise, que l’épicière l’avait vue autrefois avec un officier français. Aucune de ces hypothèses n’étant vérifiable, Charlotte, conduite par un heureux caractère à dominer avec fatalisme son anxiété, avait bientôt cessé de penser à l’incident du jour de l’An, bien qu’il lui arrivât d’entrer dans la chambre de son fils pour regarder le cavalier de plomb, qui chargeait sur la cheminée d’invisibles commères !
À peine avait-on appris, le 3 février 1815, que les restes de Louis XVI et de Marie-Antoinette avaient été transportés, le 28 janvier, à la basilique Saint-Denis, lieu de sépulture des rois et reines de France, que Blaise de Fontsalte usa du moyen mis au point pour assurer une communication entre lui et sa maîtresse en cas d’urgence. Une convocation de l’Ouvroir des dames catholiques de Lausanne, apportée par un messager à jambe de bois qui n’était autre que Titus, devait alerter Charlotte. Cela signifiait que Blaise attendrait le lendemain, à l’heure indiquée sur le faux avis, au moulin sur la Vuachère. M. Métaz comprenait fort bien que l’épouse d’un bourgeois connu pour l’importance de ses affaires fût sollicitée par les institutions charitables qu’animaient les dames de la meilleure société lausannoise.
Cet après-midi-là, en arrivant au moulin, Charlotte contrôlait difficilement les battements de son cœur, mais Fontsalte la rassura dès les premiers mots :
– Rien de grave, Dorette, mais la pression de l’ambassadeur de Louis XVIII, le comte Auguste de Talleyrand, encore un parent du traître, sur les membres du gouvernement suisse, jointe à celle qu’exercent les représentants de l’Autriche et de la Prusse, fait que le roi Joseph risque de se voir signifier une décision d’expulsion du canton. J’ai beau lui répéter que les Vaudois ne céderont pas aux Bernois,
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