Helvétie
Pour qui vous prenez-vous, mon…
Christopher Moore n’eut pas loisir d’achever sa phrase. Axel le tira de son fauteuil, le gifla à toute volée et, d’un seul coup de poing, l’expédia contre un guéridon qui s’effondra.
– C’est ainsi que les paysans de chez nous traitent les tricheurs et les voleurs de poules, dit-il.
C’était la première fois qu’Axel Métaz giflait une femme et frappait un homme mûr. Ça ne lui avait pas demandé beaucoup de courage et ne lui laissa aucun remords.
Chantenoz, enfin informé, fit ses bagages et, quand Axel se rendit, à l’aube, aux écuries, pour demander au cocher de le conduire à Londres avec son précepteur, personne ne s’opposa à leur départ.
Comme le coupé passait le porche, Martin Chantenoz observa simplement qu’autrefois, à la cour de Turin, un homme ne pouvait s’éprendre de l’épouse sans faire en même temps la cour au mari !
– Je m’étais trompé sur le compte des Moore, Axel. Ce ne sont pas des aristocrates dévoyés de notre temps. Ce sont des personnages de la Renaissance. Ils se sont, et nous aussi, d’une certaine façon, trompés de siècle !
– Oui, mais comment un homme peut-il préférer les caresses des garçons à celles des femmes ? Je trouve ça dégoût…
– Chut ! Axel. Ne condamne pas une attirance particulière entre personnes du même sexe. C’est une forme de l’amour. Dénaturée suivant les uns, sublimée suivant les autres. Et ne juge pas ces gens-là d’après lord Moore. C’est un joueur, un dépravé, un pervers. S’il préférait les filles aux garçons, comme la plupart d’entre nous, il serait le même personnage répugnant.
Tandis que la voiture roulait entre les collines, Axel, pris d’un désir soudain de purification, se mit à donner à son mentor beaucoup de détails, parfois impudiques, sur ses amours avec Eliza. Avec une certaine nostalgie, il tenta de trouver des excuses à cette femme dont il n’oublierait jamais les étreintes. Cette indulgence, Chantenoz ne l’admit pas.
– Byron, en villégiature il n’y a pas si longtemps au bord du lac Léman et qui doit, mieux que toi, connaître les femmes, condamne Eliza sans appel. Il a écrit quelque part : « Personne ne peut revenir sur le premier pas. La femme qui est tombée tombera plus bas. » N’aie donc pas de regrets. Eliza est une perverse et sa fille une petite dinde. Tu as vécu une aventure, une expérience devrais-je dire, qu’un homme ne peut connaître habituellement que dans sa maturité. Que ce soit pour toi une leçon de vie. Que le souvenir de cette passion reste…
– Un souvenir éblouissant, oui, fit Axel, la gorge nouée par l’émotion.
Chantenoz lui entoura l’épaule de son bras.
– Comme ceux qui n’étaient pas admis aux banquets de Platon – il ne faisait dresser que trente-huit couverts – moi qui n’ai connu que « l’odeur du festin et l’ombre de l’amour », j’envie plus ton chagrin que ta colère.
L’aube d’un matin de fin août sur la campagne anglaise, paisible, somnolente, créait une ambiance virgilienne. Le chemin de terre jaune paraissait lisse et clair, comme laqué par la dernière ondée. Dans le ciel, quelques nuages blancs se fissuraient, telle une toile qui se craquelle ou un puzzle qui se délite et laisse passer, entre les pièces écartées, une lumière vague.
– En grec, le point du jour se dit « matin profond », constata, comme pour lui-même, Chantenoz.
Puis il ajouta, citant Socrate :
» Les champs et les arbres n’ont rien à m’apprendre. Je ne trouve de maîtres utiles qu’à la ville. »
– Mon lac et mes vignes m’ont cependant plus appris que Londres, dit Axel.
Puis il ajouta, soudain pensif :
– J’ai l’étrange sensation que le déroulement des événements et du temps s’accélère. Quand j’étais petit, et même ces dernières années, les jours me paraissaient longs, les semaines interminables. Et puis il ne se passait jamais rien, à Vevey, avant l’arrivée d’Eliza.
– Crois-tu ? Tandis que tu grandissais, des centaines de milliers d’hommes se battaient à travers l’Europe et, partout, des gens tentaient de survivre à la guerre et aux privations, sans toujours y parvenir. Toi, tu as vécu ta vie d’enfant sage et privilégié dans un pays qui ne l’est pas moins. D’où cette sensation que le monde
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