Helvétie
très ancien volume de Shakespeare, une édition originale du Tristram Shandy de Sterne ou du Rasselas de Samuel Johnson. Parmi les livres contemporains qu’il mit entre les mains de son élève, le roman d’Horace Walpole le Château d’Otrante fut pour Axel une étrange révélation. Pendlemoore était tout à fait le lieu propice à une telle lecture car la nuit, dans les longs couloirs au parquet gémissant, on pouvait, à chaque instant, s’attendre à voir surgir d’une encoignure de porte le fantôme de Manfred, l’usurpateur, qui assassina sans le savoir sa fille Mathilde, maîtresse de Théodore, le véritable héritier d’Otrante.
Axel, qui, au contraire du héros de Walpole, rejoignait non pas la fille mais l’épouse de son hôte, comprit fort bien l’avertissement déguisé que lui signifiait Chantenoz en lui conseillant ce livre. Mais toute sagesse se diluait dans la volupté que distillait Eliza et Axel Métaz, subjugué, sortant du lit de cette femme plus que femme, ou canotant avec Janet, dont la tendre et patiente dévotion l’émouvait, ne cessait de se répéter une phrase de Martin Chantenoz : « Les choses se résoudront d’elles-mêmes. »
À la fin d’un après-midi radieux, passé à chevaucher avec Janet, comme il quittait sa chambre pour descendre à la bibliothèque travailler à la traduction du fameux poème de Samuel Taylor Coleridge la Chanson du vieux marin , imposée par Chantenoz, Axel entendit, montant du hall, une conversation animée. Il interrompit sa progression sur le palier du premier étage. Elizabeth et son mari dialoguaient avec véhémence. Quand Axel comprit qu’il était l’objet de la dispute, il se dissimula derrière la balustrade pour écouter.
– Ah ! non ! Celui-là n’est pas pour vous et je vous prie de ne pas débaucher ce garçon ! lança Elizabeth, s’efforçant de contenir sa voix.
– Il semble que vous vous en soyez déjà chargée, ma chère !
Le ton de sir Christopher parut à Axel étrangement sarcastique.
– C’est un être sain et bon et…
– Et un amant studieux, j’imagine. Vos talents de pédagogue trouvent là à s’exercer. J’espère que vous le récompensez comme il se doit… quand il a bien… appris sa leçon !
– Taisez-vous ! Laissez-le-moi et contentez-vous de vos valets d’écurie et de vos garçons de bains ! Laissez ce garçon en paix… et cessez de lui faire des cadeaux ! Méfiez-vous, Christopher…, un écart et je cesse de payer vos dettes. Vous n’avez pas envie de vous retrouver à la Marshalsea !
– Si vous le prenez ainsi, je vous le laisse. Mais vous devriez être plus prudente ! Janet a le sommeil léger et vos déplacements nocturnes manquent parfois de discrétion. Cette petite est amoureuse d’Axel. Vous n’êtes pas sans le savoir, j’imagine, puisque vous entretenez les illusions de la pauvre enfant. Si elle découvrait que l’admirable, le bel Axel, le savant Axel, le pieux Axel passe une partie de ses nuits dans le même lit que sa mère…
– Vous préféreriez que ce fût dans celui de son père, sans doute ?
– À propos de dettes, je m’attends à recevoir une notification du Watier… Serez-vous assez aimable pour l’honorer ?
– Je paierai si vous laissez Axel tranquille… Le jeu est, de tous vos vices, le seul qui me coûte vraiment !
Il y eut une sorte d’apaisement dans la dispute et le ton redevint mondain, ce qu’il était toujours entre les époux.
– Méfiez-vous tout de même, pour Janet. C’est un être fragile et qui vous admire. Imaginez qu’elle apprenne la… qualité de vos relations avec ce garçon. Et d’ailleurs, quand vous serez lassée du gentil Vaudois, que comptez-vous en faire ?
– Je compte, mon cher, en faire votre gendre !
Il y eut un silence dont Axel, de la place qu’il occupait sur le palier, ne put apprécier l’impact. Il perçut seulement les pas de sir Christopher se dirigeant vers son cabinet de travail et craignit d’être aperçu, dans le cas où Mrs. Moore lèverait les yeux. Arrivé au milieu du hall, Christopher se retourna vers sa femme et dit, répondant à l’ahurissante déclaration d’Elizabeth :
– Ah, ah, ah ! Notre gendre ! Mais savez-vous que c’est une excellente idée, ça, Eliza ! Ce garçon me plaît, ainsi que vous l’avez compris mais, aussi, d’une autre façon, toute banale. Vous
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