Helvétie
barque. S’efforçant au calme, il s’éloigna en ramant sur le lac. Les lumières de Rive-Reine ne trahissaient rien du drame qui venait de se jouer dans la vieille maison. À bonne distance de la berge, il remonta les avirons et laissa le bateau dériver. La nuit ne semblait cacher aucune menace et, cependant, ce qui venait de se passer constituait le plus douloureux bouleversement de sa vie. Sa pensée revint à l’homme que l’on disait être son véritable père. Héros séduisant, vaillant guerrier, authentique noble français, pourquoi cet homme, qui avait dû vivre de si dangereuses aventures à travers l’Europe, avait-il fait irruption dans le petit univers tranquille de Rive-Reine ?
Axel s’interrogea aussi sur l’attitude de Guillaume. La froide intransigeance de ce dernier ne laissait prévoir aucune indulgence. Cependant, lui se refusait à condamner sa mère. Un officier en route pour la guerre, une jolie femme qui s’ennuie, dont le mari consacre tout son temps aux affaires et méconnaît peut-être certaines aspirations de l’épouse, n’imagine pas que le monde existe au-delà de ses vignes et de ses livres de comptes : tels avaient été les acteurs d’une pièce, comédie ou tragédie, que les hommes et les femmes jouent avec des bonheurs divers depuis le commencement du monde. « Moi-même, ne suis-je pas déjà entré dans ce jeu banal ? » se demanda-t-il.
Il se souvint de Tignasse, des après-midi dangereux, quand elle lui offrait son corps, lui apprenait les gestes de l’amour. Ne trompait-elle pas son mari, soldat du pape, et n’était-il pas, lui, Axel, complice de cela, comme le général français avait été le complice de sa mère quand cette dernière trompait Guillaume ?
De Tignasse, sa pensée vint à Elizabeth que, bien souvent, il évoquait avec une douloureuse intensité. S’il rappelait son image en attendant le sommeil, il ne parvenait plus à s’endormir. Parfois, comme convoqué par une phrase, un mot lu dans un livre, le souvenir d’Eliza s’interposait entre sa lecture et lui. Il voyait, derrière le friselis des cils, son regard enflammé par le désir. Il l’imaginait à son côté. Un sentiment de honte l’envahissait quand il se remémorait ce qu’avait entendu Janet derrière la porte de sa chambre, la nuit fatale !
Il n’osait en revanche examiner l’attitude de son mentor. L’ivresse n’expliquait pas tout. On a plus d’obligations à son maître qu’à son père, avait écrit un philosophe grec. Et lui devait à Chantenoz d’être ce qu’il était. Il reprochait moins à Martin d’avoir été le révélateur stupide de l’adultère maternel que sa longue et hypocrite dissimulation. Lui savait qu’il n’était pas le fils de Guillaume. Et Flora savait aussi. Or ces gens avaient entretenu le mensonge pendant des années, sans gêne apparente et avec une parfaite équanimité.
Un moment, l’idée lui vint de s’éloigner à jamais de sa famille et de cette société, de ramer jusqu’à la côte de Savoie et de disparaître, lui aussi. Mais pourrait-il se passer de son lac, de ses montagnes, de l’amphithéâtre changeant des vignobles ? Il reprit les avirons et revint vers la berge.
En ville, les derniers fêtards rentraient chez eux en chantant, s’interpellant, menant tapage avec ce qui leur restait de forces et de voix. La grande maison des Métaz était silencieuse comme une arche endormie, mais ce n’était qu’apparence. En cette nuit d’août, baignée d’une bienveillante clarté, la plupart des fenêtres de la maison restaient ouvertes pour accueillir la brise du lac.
Une lumière brûlait dans la pièce qui, au premier étage, servait de bureau à son père. De sa chambre, au second, Axel vit Guillaume penché sur ses livres de comptes, remuant des paperasses et écrivant. Une lumière plus discrète filtrait entre les doubles rideaux tirés devant la fenêtre de la chambre de sa mère. M me Métaz ne craignait rien plus que les piqûres de moustiques. Axel s’avança dans le couloir, avec l’intention de donner à cette femme malheureuse le baiser qu’il lui avait refusé, mais, comme il allait frapper à la porte, des chuchotements l’en dissuadèrent. Charlotte s’entretenait à voix basse avec Polline. Il entendit les femmes aller et venir dans la pièce. Des bruits de tiroirs ouverts et refermés, des grincements de portes de placards indiquaient que les femmes
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