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Helvétie

Helvétie

Titel: Helvétie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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crois, monsieur, que vous êtes borgne !
     
    Cette constatation déclencha l’hilarité générale.
     
    – C’est mon précepteur, un homme remarquable, mais il ne tient pas le vin, souffla Axel Métaz à Fontsalte.
     
    – J’ai perdu un œil, en effet, convint Fontsalte d’un ton conciliant afin de ne pas contrarier un ivrogne un jour de fête.
     
    – Est-il indiscret, monsieur, de vous demander où vous avez perdu votre œil droit… car… j’imagine que ce bandeau noir cache une orbite vide.
     
    – J’ai perdu mon œil à la guerre, monsieur.
     
    – Aucune guerre ne vaut un œil, surtout un œil de général ! Car vous êtes bien général français, n’est-ce pas ?
     
    – J’ai cet honneur, monsieur. Général de division, à l’heure qu’il est sans commandement ! précisa Blaise en s’inclinant.
     
    Chantenoz prit de l’assurance et parut soudain mieux dominer son ivresse.
     
    – Mais vous n’avez pas toujours été général et… je crois même vous avoir rencontré, à Vevey, il y a bien longtemps, dix-huit ans au moins, sous l’uniforme de capitaine. En ce temps-là, vous aviez vos deux yeux. Me trompé-je ?
     
    Après cet effort, Chantenoz eut un hoquet et prit appui sur la table, en dodelinant de la tête. L’alcool diluait la timidité naturelle du précepteur et son élocution, contrairement à ce qu’on remarque chez d’autres ivrognes qui bafouillent, devenait emphatique et plus assurée que ses gestes ou son maintien.
     
    – Je n’ai pas gardé le souvenir de cette rencontre, monsieur. Mais, les hasards de la guerre m’ayant amené autrefois à Vevey, il est bien possible que vous m’y ayez croisé, admit le général.
     
    Il se sentait mal à l’aise et, comme il avait vu qui il souhaitait voir, Blaise posa son verre et fit mine de quitter la salle.
     
    – Grand merci pour votre accueil, messieurs, et pour cet excellent vin de vos coteaux. Permettez-moi de vous laisser entre amis…
     
    – Vous n’êtes pas si pressé, général… La guerre est finie, n’est-ce pas ? lança Chantenoz.
     
    La boutade suscita de nouveaux rires, mais Blaise l’ignora et se dirigea vers la porte.
     
    – Eh ! partez pas comme ça ! Je ne suis pas le seul à conserver le souvenir de votre passage à Vevey, général. Et je veux bien parier que…
     
    Guillaume Métaz, en tant que maître de céans, crut nécessaire d’intervenir :
     
    – Voyons, Martin, tu es gris. Assieds-toi et n’importune pas notre visiteur. Et vous, monsieur le général, acceptez un autre verre de vin.
     
    Blaise reprit en main le verre vide qu’il venait de poser sur la table et le tendit au vigneron qui fit couler de la channe un jet doré.
     
    – Ça alors, c’est drôle, c’est vraiment drôle, lança en riant Chantenoz.
     
    – Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? fit Guillaume, excédé.
     
    – De te voir servir à boire à cet homme, tiens ! C’est drôlement… drôle.
     
    Axel, que l’attitude de son mentor ivre contrariait autant que le gênait le regard insistant du borgne, tendit à ce dernier, demeuré silencieux, l’assiette où restaient encore quelques cubes de fromage de gruyère. Le perturbateur, dont l’insistance devenait embarrassante, ne cessait de rire.
     
    – On dit que les meilleurs fromages viennent de vos pâturages de montagne, dit le général, s’adressant à Axel et à Guillaume et ignorant résolument Chantenoz.
     
    Mais ce dernier ne se souciait que de retenir l’attention.
     
    – C’est vraiment drôle, je vous dis, je vous le dis, vous entendez, de vous voir, comme ça, tous les trois ! C’est drôle ! C’est même plus que drôle, cela tient du prodige !
     
    Cette fois, Chantenoz avait presque crié et plusieurs convives tentèrent de l’obliger à s’asseoir et à se taire.
     
    – Tais-toi, tu déparles, dit fermement Blanchod, de sa voix de basse.
     
    Il y eut un brouhaha de conversations soudain relancées, chacun s’efforçant de parler à son voisin pour faire oublier les propos incohérents du précepteur et couvrir ce qu’il se préparait à dire. Avec l’obstination de l’ivrogne, Martin réussit cependant à se remettre debout et, pointant vers le général Fontsalte un index tremblant, s’écria :
     
    – Cet homme est un imposteur !
     
    – N’est-ce pas un vrai général ? s’étonna quelqu’un.
     
    – Si, c’est un général… mais un général imposteur ! Je suis

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