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Helvétie

Helvétie

Titel: Helvétie Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Maurice Denuzière
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chevalier servant.
     
    Guillaume tenait Chantenoz, ancien prétendant de Charlotte, toujours amoureux masqué, pour inoffensif. Il appréciait que le poète apportât à sa femme, par ses connaissances et son esprit, les satisfactions intellectuelles que lui-même ne goûtait guère et était incapable de procurer.
     
    Aux yeux de la bourgeoisie locale, Martin Chantenoz, orphelin sans fortune ni propriété, maître de latin, de grec et de français au collège de Vevey, musicien, poète hermétique, auteur velléitaire qui n’avait jamais rien publié, passait pour un aimable et distrayant farfadet. On l’estimait certes bon à enseigner aux élèves de la deuxième classe et de la classe supérieure, qui préparaient les fils de bourgeois à l’auditoire des Belles-Lettres à Lausanne, mais on critiquait ses élucubrations philosophiques, inspirées par l’étude de l’ Encyclopédie 1 française, que l’on distinguait de celle d’Yverdon 2 . Cette dernière était à la fois une réplique et une contrefaçon de la première, revue et corrigée par des chrétiens zélés, qui avaient remplacé les opinions et maximes des Encyclopédistes par les sentences édifiantes de pasteurs érudits.
     
    Quand Martin Chantenoz célébrait trop hardiment la Révolution française, rappelait qu’il avait dû, étant enfant, s’agenouiller au bord du chemin quand passait le carrosse de Leurs Excellences de Berne, proclamait que les prêtres dévoués aux seigneurs avaient retardé la naissance de la démocratie et soutenait que la pauvreté n’est rien comparée au dénuement culturel, les gens se taisaient ou se détournaient, comme en présence d’un halluciné.
     
    Le jour où Chantenoz avait déclaré, après boire à l’issue d’un banquet, que la Terreur de 93 avait été une bonne chose pour la France, que Robespierre avait droit au même respect que les autres révolutionnaires, qu’il fallait toujours se méfier des curés, des pasteurs, des aristocrates et des gargotiers, tous empoisonneurs de l’esprit ou du corps, quelques-uns avaient ri, mais beaucoup l’avaient qualifié d’anarchiste.
     
    Charlotte portait, en revanche, à son ancien prétendant une affection fraternelle, le tenait pour l’homme le plus intelligent de son cercle, suivait quelquefois ses conseils en matière de lecture et, connaissant le pouvoir qu’elle exerçait encore sur ce soupirant éconduit et résigné, lui imposait ses quatre volontés.
     
    Cinq ans plus tôt, M lle  Rudmeyer eût pu épouser Martin Chantenoz, dont le charme désuet, les joues creuses, le regard incandescent, la pâleur romantique, les longs cheveux, la courtoisie aristocratique et les opinions tranchées rappelaient à la jeune fille Goetz de Berlichingen, le héros médiéval chanté par Goethe. Mais les familles Métaz et Rudmeyer avaient combiné de longue main le mariage de leurs enfants, qui permettait la réunion de deux beaux vignobles mitoyens et la concentration, en une seule main, d’entreprises complémentaires : les carrières de pierre de Meillerie, propriété des Métaz, et le plus important chantier de construction de barques, fondé et exploité par Johann Rudmeyer.
     
    Les parents avaient sagement passé sur une différence de religion, qui eût pu opposer les deux familles, les Rudmeyer étant catholiques romains, les Métaz appartenant à l’Église réformée. Depuis 1798, la Constitution helvétique autorisait les mariages religieux mixtes et, si les autorités lausannoises, invitées par le Directoire à chasser les prêtres et les papistes français, expulsaient de temps à autre un émigré ou un curé réfractaire, les rares Veveysans qui osaient encore se proclamer catholiques n’étaient pas inquiétés. Ils devaient, en revanche, soit pratiquer leur culte avec discrétion dans des maisons privées où venaient officier en cachette des prêtres clandestins, soit aller à Échallens, à huit lieues de Vevey, où les adeptes des deux confessions avaient toujours cohabité, tout en échangeant, il est vrai, des gracieusetés du genre « catholique, bourrique », et « protestant, sacripant » 3 .
     
    Charlotte avait été élevée, à la française et en catholique, à l’institut Sainte-Ursule 4 , le pensionnat huppé de Fribourg, ville natale de son père. Du fait de cette éducation assez libérale, elle ne reconnaissait au rigorisme protestant aucune vertu supplémentaire. Elle jugeait qu’on pouvait être

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