Helvétie
l’état d’abri, grattée, nettoyée, comme une conque vide roulée par la mer, décharnée comme un squelette. Et cependant, la géométrie mystique, l’arithmétique sibylline, les règles occultes, dont usaient les anciens bâtisseurs pour établir proportions et structures d’un édifice religieux, affleuraient, sans être divulguées, dans la symbolique clarifiée des nefs, des piliers, des arcatures. Sobre, allégé des fioritures de la catholicité, des splendeurs vaticanes, des attributs adventices de la foi, le produit de l’équation architecturale s’imposait au plus sceptique : primauté de l’esprit. Dans cette ambiance épurée, la vague colère qui subsistait en Blaise contre M me Métaz s’atténua. Le dénuement organisé – qui mettait en valeur le pur élan des doubleaux, des diagonaux, des formerets – et le silence fragile de la nef de pierre ne fournissaient aux sens aucune distraction, aucun support à l’imagination, forçaient à la réflexion, au retour sur soi, incitaient au calme, à la prière, à l’indulgence.
Il se dirigea vers une grande plaque de marbre noir fixée au bas d’un mur. Ayant reconnu un antique enfeu, il voulut savoir quelle sépulture avait été épargnée par les calvinistes. Il s’agissait de la tombe du général Edmond Ludlow, ami puis adversaire de Cromwell, un des juges de Charles I er d’Angleterre, exécuté en janvier 1649. Tout près de là, une dalle portait le nom de l’amiral Andrew Broughton, ami du précédent, qui, lieutenant civil du royaume, avait dû signifier à Charles I er son arrêt de mort.
Comme Fontsalte s’interrogeait sur la présence insolite de deux régicides anglais dans une église vaudoise, un bruit de pas le fit se retourner. Il se trouva face à Charlotte Métaz. Un voile noir, dont elle relevait un pan devant son visage, lui couvrait la tête et dissimulait ses cheveux blonds. Blaise lut dans ses yeux étonnement et joie.
Elle tendit une main qu’il baisa.
– Il est tout à fait imprudent de nous rencontrer ici, monsieur.
– Vous auriez préféré que j’aille tirer votre sonnette, comme il y a deux mois, madame ? Auriez-vous, encore, quelque chose à cacher ?
– Je n’ai à cacher qu’un souvenir anodin, si vous voulez le savoir. Mais, capitaine…
– Commandant… depuis deux semaines, madame.
– Je suis bien aise de vous voir en vie !
– Vraiment ! Certains viennent cependant à Vevey pour y trouver de belles sépultures. Ces deux-là, par exemple. Comment, diable, ces Anglais sont-ils arrivés dans votre temple ? demanda Blaise en désignant la plaque de l’enfeu et la dalle.
– Ce n’est pas mon temple, monsieur, car je suis catholique et mon église se trouve à cinq lieues d’ici.
– Ces deux Anglais étaient protestants, bien sûr. Mais cela n’explique pas qu’ils aient été ensevelis si loin de leur île.
– Parce qu’ils sont morts à Vevey. Ces hommes étaient des proscrits, poursuivis par la haine de la famille royale britannique. Après la restauration de Charles II, ils vinrent se réfugier chez nous, en 1662. Des émissaires, envoyés de Londres, tentèrent plusieurs fois de les assassiner. D’ailleurs, un de leurs amis, autre juge de Charles I er , Jean Lisle, qui se cachait à Lausanne, fut poignardé par un espion, sur la place Saint-François. Ludlow et Broughton habitaient rue Orientale, près de la porte de Bottonens. On peut voir une inscription sur la façade de leur maison 3 .
Pendant que Charlotte parlait, Blaise n’avait cessé d’admirer la grâce et la fragilité de cette femme craintive. Après avoir si vite répondu à sa convocation, elle semblait consciemment retarder, par une prolixité de guide, les considérations plus intimes auxquelles elle ne pouvait manquer de s’attendre. Renseigné sur les sépultures qui l’avaient intrigué, l’officier prit M me Métaz par le bras et la tira derrière un pilier.
– Si je suis passé par Vevey, c’est bien sûr parce que je dois m’assurer que les prisonniers autrichiens sont humainement traités, mais aussi pour vous revoir et vous rapporter le cadeau que je vous avait fait et qui… s’est malencontreusement égaré en d’autres mains, dit-il en tendant l’arme égyptienne à la jeune femme.
Celle-ci dissimula aisément son trouble.
– C’est votre ordonnance qui vous l’a rendue, n’est-ce
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