Helvétie
méticuleuse, sans cesser d’observer le lac, fascinant miroir, reflet d’un ciel de laque indigo pareil à la coupole fraîchement peinte d’une nef infinie, soutenue par les puissants piliers des Alpes. L’air léger conférait à l’atmosphère une étonnante limpidité qui amplifiait la vision, donnait au regard la sensation de porter au-delà de l’horizon. Les brumes enlaçaient les montagnes de Savoie, comme une écharpe de mousseline le buste d’une femme ; dans les vignes, des oiseaux grappillaient le raisin à peine formé, le trouvaient acide et se perchaient sur les échalas en piaillant, réclamant une miraculeuse et soudaine maturation qui rendrait la pulpe tiède, sucrée, enivrante.
Vers sept heures, alors qu’il sellait son cheval après avoir remis de l’ordre dans la maison, fermé volets et portes, glissé la clé de Belle-Ombre sous un pot de terre cuite, comme le lui avait demandé Charlotte, il vit monter, à travers le vignoble, une amazone sur une mule. Il imagina M me Métaz revenant vers lui, mais sa longue-vue le détrompa. La cavalière était Flora Baldini. Apportait-elle un message de Charlotte ou venait-elle annoncer quelque drame conjugal ?
Dès qu’elle eut mis pied à terre, Flora le rassura. Elle avait pris seule l’initiative de cette visite et livrait des provisions de route à l’officier. La musette qu’elle tendit à Blaise était lestée de viande séchée, de fromage et de pain frais.
Blaise remercia et se déclara surpris de revoir Flora. Devinant que la livraison de ce viatique n’était qu’un prétexte, il invita la visiteuse à prendre place sur le banc.
– J’imagine que vous avez, aussi, quelque chose à me dire. Non ?
– Je ne suis pas venue pour justifier ma conduite passée, si c’est ce que vous imaginez, dit-elle un peu sèchement. Je suis venue vous mettre en garde. Vous avez inspiré à Charlotte un tel sentiment et une telle joie que j’ai peur pour sa tranquillité. Vous la connaissez à peine et ne pouvez évaluer sa sensibilité. Chez elle, les sentiments priment tout. Elle vit par la pensée et par le cœur, tout en étant assez forte pour n’en rien montrer aux autres, ni même à celui qu’elle aime. Elle imagine, au mieux, que vos visites seront rares, qu’elle devra attendre longtemps de vos nouvelles. Elle sait qu’il est même possible qu’elle ne vous revoie pas. Ce qui serait peut-être mieux.
– Je compte tenir la promesse que je lui ai faite, écrire chez votre sœur, comme elle me l’a demandé, et aussi saisir toutes les occasions de la revoir. Mais de cela je ne suis pas maître. Je suis un soldat et j’ignore ce que me réserve l’avenir. Et puis nous n’avons échangé aucun serment et Charlotte ne doit pas se sentir engagée à mon égard, pas plus que je ne puis m’engager envers elle. Elle a une famille et…
– Elle sait cela et l’accepte. Mais vous êtes son héros, le croisé venu d’ailleurs pour lui révéler une autre forme d’existence que celle, tranquille, banale, étroite, qu’elle mène, que nous menons, à Vevey. Restez le héros, le preux, le guerrier loyal, je vous prie. Ne la décevez pas. Elle serait trop malheureuse.
– Je m’efforcerai de ressembler à l’image qu’on se fait de moi, balbutia Blaise, un peu décontenancé par l’importance qu’il semblait avoir prise dans la vie d’une bourgeoise, prompte à sublimer une passade.
Il se reprit et changea délibérément le cours de la conversation :
» Puisque j’ai le plaisir de vous revoir, pourriez-vous m’expliquer maintenant, simplement, pourquoi, diable, vous vous livriez à l’espionnage pour les Impériaux et aussi me dire ce qui s’est exactement passé entre Titus, le maréchal des logis Trévotte, et vous. Comme vous le voyez, j’ai récupéré cette arme, conclut-il, montrant le poignard égyptien resté sur la table.
– Le 10 août 1792, les Français ont tué mon fiancé, monsieur, et de quelle horrible façon ! Il ne faisait cependant que son devoir, en protégeant, avec ses camarades Gardes-Suisses, le roi et la reine de France, menacés dans leur palais des Tuileries par la plus abominable plèbe. Votre République, monsieur, est bâtie sur des ossements et des ruines ! dit Flora en s’animant.
– Je sais cela et croyez que les vrais patriotes déplorent l’épisode qui vous a enlevé votre fiancé. Mon propre père, combattant
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