Hergé écrivain

à hauteur du secret non moins bien
gardé de François de Hadoque, Tisseron va s’autoriser dusilence de Tournesol pour ne pas aller plus avant et couper
là son analyse. Alléguant que le secret de la glace est scellé
par le professeur, il renchérira en acceptant qu’il l’est pour
tous et toujours.
    Que penser de pareille abdication lectorale ? Plutôt que
de le référer à quelque nouvel inconscient (celui de l’exégète par exemple), admettons qu’elle est tout simplement,
sinon la preuve, du moins le symptôme d’une impasse
textuelle. Si, devant les glaces maternelles, Tisseron se
rebiffe pour épouser la discrétion du professeur, ne serait-ce pas, en effet, parce qu’il n’y a rien à en dire ? Rien du
moins qui concerne le déchiffrement psychanalytique de
la glace ou de ces métaux qui, par un cas de déplacement
presque scolaire, la supplantent dans une alternance non
moins stéréotypée de frigidité et de rut.
    Ce n’est donc pas faute de clé(s), mais bel et bien par
son inadéquation foncière que, sur ce point précis (mais
essentiel), l’analyse de Tisseron tourne court. Une lecture
différente doit donc être proposée, et qui rende compte
aussi des motifs couplés de la glace et des métaux, éléments rien moins que fortuits. Seulement, pour ce faire,
ce sont les bases mêmes de l’approche de Tisseron qui
devront être mises en question. Car ce n’est pas à la Mère,
mais au Père que la lecture va aboutir. Après Haddock,
c’est à Tournesol qu’il incombe de regarder en face le problème de son ascendance. Et la réponse ne sera pas
donnée par la superposition du Trésor de Rackham
le Rouge et On a marché sur la Lune (car si nombreux que
soient leurs rapports, ceux décelés par Tisseron sont
inaptes à éclairer ce qui constitue le noyau dur de son
commentaire : la couche de glace, les métaux rares), mais
par l’alignement d’ Objectif Lune (et, dans une moindre
mesure, On a marché sur la Lune ) sur un album plusancien, mais tout à fait capital pour l’archéologie du personnage de Tournesol : L’Étoile mystérieuse .
     
    2. Tryphon Tournesol, alias Hyppolite Calys
     
    Dans Objectif Lune , plus que dans les autres albums, le
professeur Tournesol a du mal à conjuguer harmonieusement l’enfant et le génie qui en son sein cohabitent. Au
contraire, les deux côtés de son caractère tendent à se dissocier, puis à alterner. Tantôt le voilà savant pur et dur,
tantôt grand enfant insupportable. Du dernier de ces états
témoigne surtout la mémorable crise de colère qui, signe
de régression, va déboucher sur la non moins terrible crise
d’amnésie dont il ne sera tiré que par le mot qui l’avait
déclenchée : l’expression « faire le zouave » que le capitaine avait cru nécessaire de lui appliquer et qui déclenche
et la colère et, indirectement, l’amnésie de Tournesol.
    Toute la question est donc de savoir d’où vient la force
terrible de cette expression assez bénigne, du moins dans
la bouche du capitaine. La réponse pourrait être moins
absconse qu’on ne le croit. Si « faire le zouave » heurte
tant le professeur, si les effets de cette insulte vont s’avérer
tellement désastreux, c’est peut-être parce que, tout simplement, le mot est juste 7 . Tournesol, à bien y regarder,
fait vraiment le zouave, dans les deux sens de la formule. 1) Il se comporte de façon grotesque, la suite le démontre
clairement : immense, son orgueil d’être à lui seul l’inventeur de la fusée ; sans bornes, la fureur qui le dresse contrequi ose mettre en doute son génie (sa chute pourrait être
la punition de cette hubris ). 2) Il perd aussi son temps,
non pas littéralement, mais sur le plan structurel. En dépit
des apparences, qui, elles, le projetteront dans le plus
fabuleux des mondes à venir, il est indéniable que, métaphoriquement, Tournesol régresse et retrouve des couches
très anciennes, très refoulées de son personnage. Point
capital, et qui mérite quelque lenteur.
    Bien entendu, le temps qu’il remonte n’est pas le temps
référentiel (la Lune n’est pas un champ de fouilles, ni les
plans de la fusée un arbre généalogique), mais le temps
spécifique des albums, temps qui n’existe pas en dehors de
l’enchaînement des pages et des volumes. La symétrie
avec le problème du rêve des personnages de bande dessinée est ici parlante. S’il est vrai que le rêve peut être
défini comme un retour déformant sur