Hergé écrivain
les événements du
jour qui vient de s’écouler, la reconstruction de ces derniers ne doit pas passer par l’exploration du psychisme du
personnage, mais par la lecture des planches qui précèdent et, chose absurde dans le réel, de celles qui suivent.
Il s’en ensuit une conclusion très importante pour le
statut du rêve :
Davantage que la révélation d’un psychisme torturé, [le]
rêve-nœud est l’un de ces moments privilégiés où l’album
met en relation ses éléments fondamentaux pour rendre
manifestes les liens virtuels qui les unissent […]. Le travail de
ce rêve consist[e] à lier, et dès lors à faire lire 8 .
De même ici, profiter de la crise d’amnésie du professeur pour creuser le problème de son ascendance n’est pas
du tout une tentative pour le doter d’une vraie famille ;
c’est, tout au contraire, une démarche qui, en comparantle professeur avec les personnages à fonction parallèle
apparus dans les autres volumes, s’efforce de mieux comprendre Tournesol, dont les traits spécifiques ni l’évolution ultérieure ne peuvent être détachés du paradigme
dont il n’est qu’une réalisation parmi d’autres.
Aussi l’anamnèse est-elle purement textuelle. C’est, à
travers la perte de mémoire de Tournesol, à se remémorer
avec lui et à sa place que le lecteur est invité. Et cet effort
va donner lieu à la reconnaissance d’un ancêtre. Reconnaissance cathartique pour le professeur qui, cessant de
faire le zouave, peut redevenir le génie bon enfant qu’il
était en germe.
Or, puisque nulle part Tournesol n’évoque lui-même
cette rencontre avec l’ancêtre, la question doit être posée :
qu’est-ce qui prouve, dans Objectif Lune , qu’une telle
anamnèse est demandée au lecteur ? En d’autres termes,
qu’est-ce qui indique que l’effort mémoriel réclamé à
Tournesol comme au lecteur dépasse la seule intrigue de
cet album pour mettre en branle une recherche d’une tout
autre envergure ?
Un premier indice est donné par les notes infrapaginales, qui tendent un pont entre l’album et ceux qui le
précèdent. Or, dans Objectif Lune , c’est au cours justement de la séance thérapeutique qu’une telle note s’ajoute
au texte. Non pour identifier les sources du mal de Tournesol (une référence pareille mettrait trop en question le
régime représentatif de la narration), mais pour préciser
l’endroit où s’était manifesté pour la première fois un personnage auquel le capitaine fait brièvement allusion. C’est
dire que là où Tournesol échoue à retrouver sa mémoire,
l’album, lui, se souvient parfaitement et explicite ce savoir
par de précises références bibliographiques.
Le statut textuel de l’anamnèse, puis le rapport entre
guérison et intertexte deviennent plus patents encore,quand le lecteur aperçoit que les maladies cocasses indisposant les Dupondt sont présentées comme les « suites »
( Objectif Lune , p. 22) ou la « rechute » ( On a marché sur
la Lune , p. 12) d’un mal mystérieux contracté lors d’une
mission racontée dans Tintin au pays de l’or noir . Une
leçon simple s’en déduit : si les troubles physiologiques
des Dupondt sont une reprise mimétique d’une péripétie
antérieure, il pourrait bien en aller de même pour Tournesol. Au lecteur, alors, de partir lui-même à la recherche
de ce qui se répète.
À cela s’ajoute le surnom dont les messages codés des
éternels ennemis, les Bordures, ici pirates de l’air avant la
lettre, affublent Tournesol : le mammouth . Au-delà d’une
référence directe aux allures gigantesques de l’opération
lunaire, la saveur préhistorique du terme n’est pas sans
activer à sa manière la problématique temporelle du professeur.
Quelle est alors la figure dont le texte, davantage que le
professeur lui-même (qui en tout cas n’en souffle mot), se
souvient comme l’ancêtre de Tournesol ? Bien des facteurs
s’allient pour insinuer qu’il ne peut s’agir que d’Hyppolite
Calys, le directeur de l’Observatoire, personnage archiborné et, surtout, insondablement mégalomane, qui avait
dominé les premières pages de L’Étoile mystérieuse .
Du point de vue de leurs caractères respectifs, il existe
entre Calys et Tournesol (celui du moins d’ Objectif Lune )
des signes de parenté indéniables. De part et d’autre, c’est
le savant distrait, inattentif à tout ce qui ne relève pas de
ses préoccupations scientifiques
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