Hergé écrivain
une
partie qui puisse se sacrifier au profit de l’ensemble (qu’elle
continue et préfigure en même temps). La gageure n’est
pas mince, puisque ce dernier impératif n’efface nullement les trois autres dont je viens de parler. Le feuilletoniste doit donc sans arrêt concilier les exigences contraires
du soulignement (à chaque fin comme à chaque début) et
de la sourdine (à chaque milieu), tout en mettant en sourdine ce qu’il souligne et vice versa…
Bref, le feuilletoniste, même s’il travaille au jour le jour et sur des unités fort réduites, ne fait jamais un travail de
myope. Il travaille en fonction d’un horizon global, celui
du récit, celui de l’album, qui l’amène à sans cesse adapter
le travail sur les petites unités aux exigences du travail sur
les grandes, et inversement. Car même l’auteur qui part
d’un récit tout fait , quitte à le redécouper ensuite en fragments de petite taille, par exemple en vue d’une prépublication en revue, ne procède au fond pas autrement. Dansce cas, et l’on sait que tel était devenu au cours des ans le
cas d’Hergé, c’est la structure de l’ensemble qui est
adaptée aux particularités des séquences plus ou moins
autonomes. Quel que soit donc le point de départ (le récit
qu’on re-découpe, les fragments qu’on ré-agence), partout
une même dialectique se fait jour qui unit paradoxalement les moments forts et les moments faibles, le tout et
la partie, le vide et le plein.
3. Les réponses du feuilletoniste
Quelle est la solution qu’Hergé trouve à ce problème ? L’Affaire Tournesol permet d’avancer ici une double
réponse , assez représentative de la démarche globale de
bien des auteurs-feuilletonistes, à la double exception
notable des auteurs d’un soap, répétons-le, et de ceux qui,
comme par exemple Peeters et Schuiten à l’époque d’ (À
Suivre) travaillent le feuilleton sous la forme de livraisons
non pas quotidiennes ou hebdomadaires, mais mensuelles
ou trimestrielles, et qui peuvent dépasser l’unité de la
planche pour s’attaquer à des unités beaucoup plus
grandes et quasi-autonomes.
a) Tout d’abord, Hergé opte résolument pour l’emploi
systématique d’un principe que David Bordwell et Kristin
Thompson, dans leur étude des structures non narratives au cinéma, appellent le principe « catégoriel », soit un
mécanisme qui consiste à « décliner » un certain nombre
d’éléments en vertu de leur appartenance commune à un
ensemble thématique ou sémantique plus vaste 6 . En
l’occurrence, L’Affaire Tournesol propose une série de
variations sur le thème des types de déplacement lorsd’une course-poursuite : Tournesol parti, Haddock et
Tintin se lancent à sa recherche en utilisant divers moyens
de locomotion ; Tournesol enlevé, ils font de même en
empruntant successivement plusieurs types de moyens de
transport ; Tournesol enfin libéré, on s’enfuit en se servant
successivement de plus d’un genre de véhicule… La cellule
narrative de base, qui est la poursuite ( active d’abord : on
cherche à retrouver Tournesol, passive ensuite : on cherche
à s’échapper avec lui), se combine donc avec un principe de
déclinaison et de variation thématique qui, lui, n’est pas
narratif (à la limite, Hergé aurait pu inventer une histoire
où toutes les poursuites se seraient effectuées en voiture),
mais qui a le grand avantage de se prêter parfaitement au
traitement feuilletonesque du récit. Il est plus facile en effet
de découper un récit s’il se combine avec un principe de
segmentation autre, en l’occurrence catégoriel.
Le recours au principe catégoriel permet de multiplier
et surtout de délimiter les séquences sans mettre en cause
la narrativité globale. L’effet domino de la course-poursuite est maintenu, mais redéfini complètement en vertu
des besoins du découpage feuilletonesque. Un mécanisme
qui n’a en soi rien de narratif est injecté dans la structure
narrative de l’ensemble dans le but de sauver le récit.
Grâce à la déclinaison des moyens de transport, on peut
maintenir le récit global de la poursuite tout en multipliant les cellules autonomes. Grâce au mécanisme catégoriel, on peut morceler, voire suspendre le récit tout en
sauvegardant une dynamique narrative à l’intérieur de
chaque nouvelle pierre feuilletonesque ajoutée à l’édifice.
Le catégoriel atténue le fil narratif en fonction des exigences de
Weitere Kostenlose Bücher